Système américain

Système américain

L’Action française, 25 mai 1930.

La civilisation américaine est déjà maîtresse du monde. « Allons-nous être conquis, nous autres, gens des terres moyennes ?… Il y a sur notre continent, en France comme partout, de larges places que l’esprit de la vieille Europe a dès maintenant désertées. Le génie américain colonise, petit à petit, telle province, telle cité, telle maison, telle âme. »

Je lis ces lignes dans les impressions, les vues que M. Georges Duhamel a rapportées des États-Unis (Scènes de la vie future). A rapprocher du livre de M. André Siegfried, où l’observateur des choses économiques dit, en d’autres termes, les mêmes choses que l’observateur des corps, des âmes, des machines. Quelques mots de M. Georges Duhamel entrent dans la « civilisation américaine », dans le « génie américain » avec dureté : « Toute la philosophie de cette dictature industrielle et commerciale aboutit à ce dessein impie : imposer à l’humanité des besoins, des appétits. »

Il est très rare qu’une pensée aiguë ne rencontre pas, et sur l’heure même, ce qui en vérifie la justesse. Le jour où nous avons lu le livre de M. Duhamel, nos yeux sont tombés sur le résumé de l’allocution annuelle qu’a prononcée, à l’assemblée de ses actionnaires, le président d’une des plus grandes affaires françaises, la Compagnie générale d’électricité. Ce président, M. Jean Azaria, a dit ceci qui s’accorde parfaitement avec l’idée que M. Georges Duhamel a emportée de son voyage aux États-Unis :

«  Il faut développer le marché intérieur. Il faut être moins conservateur dans nos méthodes, rationaliser la production pour améliorer le rendement et augmenter les salaires et le pouvoir d’achat des masses. »

Pour la production rationalisée, j’invite à lire la vision de cauchemar qu’en a eue à Chicago l’auteur des Scènes de la vie future. Mais nous y voici. Nous sommes au contraire de ce que professe le socialisme arriéré. Un patronat, plus conscient que ne l’est le prolétariat, ne désire pas du tout maintenir le travailleur dans un état de misère. Que le salarié gagne beaucoup pour qu’il consomme beaucoup. Puisse-t-il même être capable, après le confort, d’accéder au luxe. Alors les affaires s’accroîtront, les industries se développeront.

C’est ce qu’un économiste, dont j’ai malheureusement oublié le nom, traduisait sous la forme suivante. Supposons qu’un des plus « gros bouchons » de Reims, entré dans une réunion ouvrière, entende un orateur dire : « Il faut que l’ouvrier puisse boire du champagne tous les jours. » Qui applaudirait le premier ? Le « gros bouchon » de Reims. Il est pour la plus grande consommation du champagne, cet homme-là.

Ainsi M. Azaria ne demande qu’une chose. C’est que tout le monde ait l’électricité, en consomme beaucoup, s’éclaire a giorno et paie non seulement du courant et des lampes mais un grand nombre d’objets divers dont la fabrication aura elle-même exigé de la lumière et de la force, du courant et tous les appareils que produit l’industrie électrique. Plus les salaires sont hauts, plus l’industrie se développe et gagne. C’est une spirale sans fin, la spirale américaine si bien décrite par M. André Siegfried.

Alors rien n’effraie l’industriel hardi. Les assurances sociales ? Nouveau moyen d’augmenter la capacité d’achat des masses. Pour les bénéfices, pour les dividendes, il ne faut pas s’en inquiéter. Il faut s’en réjouir. Si les assurances sociales, dit M. jean Azaria, constituent une charge nouvelle, la rationalisation réparera tout cela : ainsi parlait Napoléon d’une nuit de Paris après une bataille. Mais surtout les assurances sociales apporteront une amélioration sensible des conditions de vie des travailleurs. Plus de bien-être, plus de clients. Qu’est-ce que les actionnaires peuvent désirer de mieux ?

C’était un romantique, un arriéré, nullement un précurseur, le socialiste allemand qui voulait « apprendre à l’ouvrier qu’il est malheureux ». Les capitaines de l’industrie nouvelle apprennent à l’ouvrier qu’il existe toutes sortes de bonnes choses et qu’on le mettra à même de se les procurer.

La vie deviendra plus chère ? Peu importe. Les salaires seront augmentés en proportion et les bénéfices augmenteront dans la même mesure. C’est le système américain. Voilà comment nous nous américanisons.

La conséquence qui apparaît c’est qu’entre le double mouvement ascendant des salaires et des dividendes, quelqu’un sera écrasé : l’homme à revenu fixe qui sera le seul dont le pouvoir d’achat ne se sera pas accru. Ce qui est excellent pour les salariés et les actionnaires condamne à mort les obligataires.

Aux industriels américanisés, nous allons même dire tout haut ce que leur conscience peut-être leur dit tout bas. Dans ce nouveau système, dans cette « vie future », il n’est plus honnête, il n’est plus loyal d’offrir à l’épargne des obligations. On ne sait même plus quels rentiers infirmes d’esprit, quels pauvres arriérés, quels fossiles peuvent encore en garder et en souscrire. Quiconque en place devrait être inculpé d’abus de confiance et d’escroquerie, les émissions devraient même en être interdites comme contraires à la morale publique puisqu’on sait de science certaine que l’argent prêté à intérêts doit passer par le grand laminoir. Plus de rentes d’État non plus. Le dernier mot de l’américanisation serait de coter à la Bourse des actions de la société France, la seule, pourtant qui, bientôt, ne sera pas rationalisée.

L’Action française, 25 mai 1930.

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