Discours d’inauguration du cercle de Ménilmontant

DISCOURS PRONONCÉ A L’INAUGURATION DU

CERCLE DE BELLEVILLE MÉNILMONTANT

LE 7 AVRIL 1872

Les fondateurs de l’Oeuvre des Cercles avaient résolu, dès leur première réunion, d’établir vingt Cercles dans Paris.

Ils se mirent à l’oeuvre immédiatement et n’hésitèrent pas sur le choix du quartier où devait d’abord se porter leur effort. C’était à Belleville que les malheurs de la guerre civile leur étaient apparus dans toute leur horreur ; c’était à Belleville qu’avait eu lieu le massacre des otages; c’était donc à Belleville qu’il fallait planter courageusement la croix, signe de miséricorde aujourd’hui, demain signe de paix sociale.

Le 7 avril 1872 on pouvait célébrer l’ouverture solennelle et publique d’un premier Cercle devant un groupe d’ouvriers assez courageux pour braver le respect humain et arborer l’étendard de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Le comte Albert de Mun prononça le discours d’inauguration.

Messieurs,

Le spectacle même de cette réunion et les paroles que vous venez d’entendre ont assez fait déjà pour vous émouvoir, et peut-être vaudrait-il mieux, sans rien dire de plus, vous laisser aller à une méditation naturelle devant le grand événement qui s’accomplit aujourd’hui. Toutefois j’ai le devoir et la mission de vous exposer en peu de mots le but que nous poursuivons, de vous dire qui nous sommes, et d’affirmer la doctrine sur laquelle nous nous appuyons.

Mais, avant d’entrer en matière, j’ai besoin de donner un cours à l’émotion dont je suis rempli et d’adresser des actions de grâce à Dieu, qui nous a conduits ici. En songeant où nous sommes et à ce que nous venons faire, ma pensée se reporte en arrière, et je demeure pressé par le souvenir en même temps que par l’espérance. Supposez, Messieurs, que nous soyons à ce jour de deuil où une troupe de martyrs gravissait comme un calvaire cette colline de Belleville. Entendez-vous leurs voix qui, du milieu des injures et des cris de mort, s’élèvent vers le ciel, calmes et sereines? Ils chantent, et c’est un cantique de prières et d’actions de grâce, c’est un hymne de pardon et de sacrifice. Ils bénissent Dieu, qui les a choisis pour le martyre; ils prient pour ce peuple qui les accable d’outrages, et ils demandent que leur sang soit accepté en holocauste !

Supposez encore que vous êtes à l’heure de ce combat sans nom où les ruisseaux coulaient rougis par le sang; reportez-vous au milieu de cette scène sans exemple, et permettez-moi d’évoquer un souvenir qui m’est personnel.

C’est ici même que m’a conduit mon devoir de soldat, et c’est en arrivant sur la place de Belleville que nous apprîmes avec horreur le crime commis l’avant-veille. Laissez-moi vous le dire, Messieurs, ce jour-là, saisi d’un sentiment de douleur et d’humiliation pro- fondes, j’ai pensé pour la première fois à l’entreprise de salut dont nous célébrons aujourd’hui l’un des premiers succès; je suis entré dans l’église profanée où le désordre de toutes choses attestait le sacrilège, et j’ai prié Dieu de permettre que la croix reparût un jour sur ce sol fécondé par le sang des martyrs. Ah ! ce n’est pas ma voix trop humble et trop imparfaite que vous avez entendue, ô mon Dieu, mais celle de ces prêtres qui mouraient pour votre gloire ; c’est eux que vous exaucez aujourd’hui; c’est leur dernière prière qui reçoit sa juste récompense; et ils sont avec nous pour nous bénir et pour admirer ce triomphe de votre puissance, qui permet que la croix soit plantée par les mains du peuple sur cette montagne ensanglantée par son crime! Ainsi, plus rude est la persécution, plus vivace est la foi, et il se fait ici quelque chose d’analogue à ces miracles qui marquaient les premiers jours du Christianisme. Comme l’Église trouvait une force nouvelle dans le sang des martyrs et se relevait triomphante après chaque ère de persécution, ainsi, dans ce temps où l’athéisme s’attaque à elle avec la même fureur qui armait les bourreaux du paganisme, elle puise encore dans cette épreuve nouvelle un développement nouveau et s’affirme plus hautement à mesure qu’elle est plus menacée. Au défi de ses ennemis elle répond par un autre défi, et, s’emparant, comme de son territoire, des lieux mêmes où elle fut foulée aux pieds, elle y appelle ses fidèles pour l’admirer et pour lui faire cortège. Grâces soient donc rendues à Dieu, qui a voulu nous donner cette consolation et manifester ainsi à la face de l’ennemi sa force et sa toute-puissance!

Ce devoir accompli, je viens à ce qui fait proprement l’objet de cette allocution.

Et d’abord, que voulons-nous faire?

Beaucoup d’entre vous savent déjà par la pratique ce qu’est un Cercle catholique d’ouvriers. Je veux cependant le redire, afin de nous entendre tous sur le but que nous poursuivons. Dans l’idée du Cercle il y a deux pensées dominantes, l’une matérielle et l’autre morale.

La première a sa valeur, que nul ne songe à méconnaître, et vous pouvez vous convaincre, en parcourant cette maison, qu’elle n’a point échappé à ceux qui l’ont disposée. Un Cercle est pour l’ouvrier un lieu de réunion, où il trouve toutes les distractions permises, et où il se délasse du travail par une honnête récréation, au lieu de chercher dans le plaisir une fatigue de plus. Ce n’est pas un lieu de passage, où on lui donne une hospitalité d’un moment; c’est sa propre maison; il y est chez lui, et il peut en user en toute liberté : des jeux, des livres, un jardin répondent à tous ses besoins; une table de restaurant lui donne à bon compte une nourriture meilleure que celle du dehors, et lui permet, quand sa famille demeure au loin, de ne pas quitter pendant toute la soirée la maison du Cercle ; quelques logements garnis s’ouvrent pour un prix modique à l’ouvrier sans abri, et celui qui arrive de la province y trouve un asile contre le vagabondage en attendant qu’il se procure une demeure honnête et assurée. Enfin le Cercle réunit tous les avantages de l’association et donne à l’individu une somme de bien-être qu’il ne saurait atteindre isolément, mais qui est le produit naturel des ressources mises en commun.

Voilà l’idée matérielle qui frappe les yeux et qui suffirait sans doute à attirer, mais non pas à retenir. La pensée chrétienne seule peut atteindre ce but, et c’est sur elle que je veux m’appesantir, parce qu’elle est la force et le lien de l’institution.

Elle est d’abord une affirmation courageuse de la foi ; elle est encore une pensée de charité et de fraternité; elle est enfin un progrès et l’accord véritable entre la tradition du passé et les besoins du présent.

En venant au Cercle, l’ouvrier fait un acte de foi : car il y a ici une chapelle où se célèbre chaque dimanche le service divin; il y a ici un aumônier dont la mission est de conduire les âmes ; il y a ici un directeur dont le devoir est de donner l’exemple des vertus chrétiennes. Et si tous ceux qui viennent au Cercle ne sont pas obligés d’être fervents au même degré, tous du moins doivent rendre hommage au signe extérieur de la foi, et fléchir le genou devant l’autel; tous doivent respecter l’aumônier et le directeur. Voilà l’acte de foi, et comme pour l’accomplir il faut braver les railleries de l’atelier et résister aux tentations du voisinage, c’est en même temps un acte de courage, et il n’y a pas là de quoi rebuter de véritables chrétiens.

Le Cercle est un terrain commun où s’apaisent toutes les jalousies et toutes les rivalités, où il n’y a point de haines mal contenues et d’envie mal dissimulée, où le souvenir de Jésus à Nazareth fait honorer le travail, où la doctrine chrétienne apprend aux ouvriers la pratique de l’amitié, où enfin le meilleur est le premier de tous; et ceux qui représentent ici le Cercle Montparnasse savent que lorsqu’il s’agit d’élire un président, toutes les voix vont se porter sur le plus chrétien. Voilà la pensée de charité qui se marque plus encore par l’organisation d’une conférence de Saint-Vincent-de-Paul, où ceux qui veulent le faire trouvent le moyen de soulager la misère.

Sur le terrain du Cercle, les hommes du monde sont conviés ; on les y reçoit sans murmure et sans défiance, comme ils y viennent sans crainte et sans embarras ; les mains se tendent, et l’accord s’établit dans une pensée commune de foi et de simplicité. On apprend à s’y con- naître, et des deux parts on se souvient qu’il est dans toutes les conditions des devoirs à remplir, que la loi de Dieu donne à chacun ses charges et ses souffrances, et qu’elle s’est résumée dans ce seul précepte : « Aimez- vous les uns les autres. » Voilà la fraternité, non point celle qu’ont rêvée les utopistes modernes, mais celle qu’a enseignée Jésus-Christ et que pratiquent ses véritables enfants.

J’ai dit enfin que les Cercles d’ouvriers sont un progrès, et j’insiste sur cette affirmation, parce qu’on reproche communément aux catholiques d’être rétrogrades et de se tenir en arrière de leur temps. Tous les progrès cependant ont marché à la remorque du Christianisme, et il ne semble pas que la condition de l’ouvrier se soit améliorée depuis que la Révolution, prétendant l’affranchir, a voulu qu’il ne crût plus en Dieu. Non, nous ne demeurons point en arrière, mais nous croyons qu’on ne saurait progresser sans respecter la tradition et sans s’appuyer sur la foi. Les ouvriers français ont une longue et glorieuse histoire ; il serait inopportun d’en retracer ici les principaux traits et de remonter le cours de ce passé plein d’enseignements ; mais c’est une étude que tous vous pouvez et vous devez faire et qui en vaut la peine, car ce sont là vos titres de noblesse. Cette histoire, brusquement interrompue par la destruction des Corporations, et dont on a effacé jusqu’aux vestiges matériels, con- sacrait le souvenir d’une ère de prospérité, de calme et de dignité. Elle montrait comment l’association peut être librement et sagement pratiquée sous la protection de l’Église, et comment elle donne satisfaction aux droits de chacun, en même temps qu’aux intérêts communs. L’idée qui a inspiré la fondation des Cercles catholiques s’est formée dans l’étude de ce passé si digne de respect, et notre oeuvre prétend, sans oublier la tradition et sans méconnaître les nécessités modernes, renouer la chaîne brisée en reconstituant dans le monde du travail des associations chrétiennes.

Je dis des associations chrétiennes, c’est-à-dire des associations fondées sur les vertus et sur les devoirs qu’enseigne l’Évangile, et qui seules peuvent rétablir entre les classes la concorde au lieu de la haine. Hors de là il n’y a pas d’association féconde. Il n’y a que la coalition, c’est-à-dire la guerre organisée, ou la société secrète, c’est-à-dire la conspiration et la révolte. L’association catholique, en rapprochant les patrons et les ouvriers, donnera à ceux-ci le moyen de développer leurs connaissances professionnelles et d’étudier leur métier ; elle leur apprendra à connaître leurs véritables intérêts et les aidera, par un accord pacifique et chrétien r à les satisfaire autant qu’il est permis à l’homme de le faire. Les Cercles d’ouvriers, en se développant et en se multipliant, seront la base de ces associations, et c’est ainsi qu’ils sont un progrès nécessaire et le lien véritable dupasse avec les besoins des temps modernes.

Voilà, Messieurs, ce que nous prétendons faire et pourquoi nous nous sommes mis à l’oeuvre. Qui sommes-nous pour entreprendre une tâche aussi lourde? Je vous l’aurai bientôt dit en commençant par un acte d’humilité. Nous ne sommes rien par nous-mêmes, et nous n’avons pour nous que notre foi. Accablés de tristesse et de honte par les malheurs de la patrie, venus les uns des prisons de l’Allemagne, les autres des champs de bataille de la France, tous meurtris et humiliés, nous nous sommes rencontrés au lendemain de la guerre civile, et au milieu des ruines amoncelées nos coeurs se sont entendus dans une pensée commune de douleur et d’espérance. Nous avons vu que la France allait périr, et nous avons pensé que Dieu ne le permettrait pas; et alors, nous souvenant de cette foi- antique qui faisait notre gloire et notre honneur, nous avons voulu revenir à elle et lui ramener ceux qui nous entendraient. Nous ne sommes donc, Messieurs, que des hommes convaincus qui ne comptent point sur eux-mêmes, mais sur Dieu. Et puisque notre force est tout entière dans la foi, il ne me reste plus, pour achever ma tâche, qu’à affirmer, comme je vous ai promis de le faire, la doctrine sur laquelle nous nous appuyons.

Cette doctrine, elle est écrite sur notre drapeau, et elle a pour emblème la croix que nous arborons. Persuadés que le temps n’est plus aux incertitudes et aux hésitations, nous nous proclamons hautement catholiques, et, pour nous prémunir au milieu du trouble des esprits et du désordre des idées contre toute défaillance, nous nous serrons autour de cette Église contre laquelle les portes de l’enfer ne prévaudront point. Nous regardons vers Rome pour chercher un exemple de courage et de fermeté, et c’est là que nous puisons nos principes et notre doctrine.

Rome! Messieurs, j’ai prononcé ce grand nom, et permettez-moi d’y arrêter ma pensée avec la vôtre. Vous savez ce qui s’y passe : vous savez que, dépouillé de ses États et de son patrimoine, le pontife des chrétiens est prisonnier dans son palais. Eh bien, tandis que l’Europe assiste silencieuse à cette grande violation du droit, je vous demande, Messieurs, que de cet humble Cercle de Belleville il s’élève une protestation unanime et un hommage de respect et d’amour pour notre Saint-Père le Pape.

Ainsi avons-nous fait dès nos premiers pas, et en entrant dans cette maison vous avez pu lire les paroles touchantes par lesquelles le Saint-Père envoie sa bénédiction à ceux qui travaillent avec nous.

Voilà notre consécration et voilà notre force ! Vous savez maintenant des Cercles catholiques tout ce que nous en savons nous-mêmes. Et si vous m’avez compris, si nos sentiments ont pénétré vos coeurs, mettons-nous à l’oeuvre tous ensemble et sans tarder d’un jour; que les ouvriers prêchent d’exemple et appellent ici leurs compagnons ; que les hommes du monde nous aident de leur dévouement, et, soyez-en certains, quand nous avancerons dans Paris, la croix à la main, notre devise ne nous trahira pas, et nous pourrons répéter avec confiance à chacun de nos pas : In hoc signo vinces !

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