L’origine des cercles catholiques ouvriers

Albert de Mun
Albert de Mun

Les pages qui suivent ne sont pas un discours, mais l’extrait d’un article publié par M. le comte Albert de Mun dans la première livraison de la revue l’Association catholique, pour exposer aux lecteurs l’objet et l’origine de l’Oeuvre des cercles catholiques d’ouvriers. Elles sont ainsi le préambule naturel de tous les discours qu’il a prononcés sur les questions sociales.

C’était en décembre 1871. L’heure était grave, et les coeurs étaient encore tout frémissants des récentes émotions qui les avaient ébranlés. Déjà cependant le découragement commençait à envahir les âmes, et, comme au lendemain de la sanglante expiation on n’avait point vu se lever par enchantement le jour du salut, beaucoup désespéraient de la patrie et d’eux-mêmes. Mais Dieu veillait, tandis que la France retournait à son sommeil, et il réservait aux derniers jours de cette année, qu’il avait marquée du sceau de sa colère, une heure de miséricorde et d’espérance.

Déjà sa Providence avait réuni à Paris ceux qui allaient devenir ses instruments et qu’il destinait à l’oeuvre nouvelle. Soldats pour la plupart, ils avaient connu toutes les douleurs de ces jours de deuil, et médité dans le silence de leur coeur les grands enseignements de ces désastres sans exemple. Incapables de désespérer, ils s’étaient tournés vers Dieu pour lui demander de sauver la patrie, et une foi commune rapprochait leurs âmes à l’heure même où une circonstance providentielle allait les rassembler.

Dans le même temps, il existait au boulevard Montparnasse un Cercle de jeunes ouvriers, fondé depuis de longues années, et qui formait dans Paris comme une petite île au milieu de l’Océan. Il avait grandi dans l’ombre, entouré cependant à son berceau des plus tendres soins, patronné par des hommes qu’illustraient leurs vertus, leurs talents ou leur naissance, mais perdu dans l’inattention d’une époque où l’on ne pensait sérieusement qu’à s’étourdir. M. Augustin Cochin avait été l’âme de cette oeuvre populaire, et il avait porté là toute l’ardeur de ce dévouement au bien que l’indifférence et l’injustice de son temps l’empêchaient de dépenser sur un plus grand théâtre. Le feu de sa charité et le charme de sa parole lui avaient conquis les coeurs de ces jeunes gens, et sa mémoire est aujourd’hui vénérée parmi leurs successeurs. A l’heure dont nous parlons, ce grand homme de bien venait de terminer sa vie, et Dieu lui envoyait cette dernière épreuve, de mourir avant d’avoir vu l’aurore du grand mouvement catholique qui, sans doute, eût pénétré son âme de joie et d’espérance.

Cette fin fut un grand deuil pour le Cercle Montparnasse, qu’affligeaient d’ailleurs d’autres douleurs. La guerre et l’insurrection parisienne, qu’il avait cou- rageusement traversées sans se dissoudre, avaient dispersé ses protecteurs habituels, et nul ne songeait, dans le désastre universel, aux intérêts d’une petite oeuvre dont la ruine paraissait peu de chose auprès de celles qui venaient de s’amonceler. Cette ruine s’approchait à grands pas, et les créanciers se pressaient à la porte de la pauvre maison, comme s’ils eussent deviné que personne n’était là pour répondre de la dette. Tout semblait perdu : c’était l’heure que Dieu avait marquée.

A travers les années et les épreuves, le Cercle s’était fortifié, et peu à peu, par un instinct naturel au peuple, était devenu une petite mais robuste association, appuyée sur la foi catholique, dont tous ses membres faisaient ouvertement profession. Un homme (Maurice Maignen) marchait à la tête de ce petit troupeau et le tenait, avec un soin paternel, étroitement groupé autour de lui pour l’aider à traverser la tempête. Ce n’était point un ouvrier, ce n’était plus un homme du monde ; tout entier à son oeuvre, il s’était, pour la servir, lié par d’irrévocables serments, et sa vie se partageait entre Dieu et le Cercle Montparnasse. Il aimait le peuple avec passion, et il croyait en lui ; les souvenirs du vieux temps le transportaient d’enthousiasme, et il les redisait avec une poétique ardeur; il semblait que tout le passé de la France fût à lui, et quand il en parlait, son regard brillait d’orgueil et d’amour. Il était, au Cercle, le père de tous et l’ami de chacun, l’apôtre des âmes, le guide des intelligences, le soutien des coeurs.

Pendant des années, il avait sollicité la charité publique avec une ingénieuse persévérance, frappant à toutes les portes et racontant son oeuvre : on l’écoutait presque toujours, car il parlait comme un homme convaincu, et ce groupe d’ouvriers chrétiens vivant au milieu du Paris populaire paraissait une merveille ; on payait d’une souscription ce moment d’intérêt, les uns par une sympathie véritable pour un généreux effort, les autres pour ne pas refuser, le plus grand nombre peut-être en se disant que cet homme avait de singulières illusions qui croyait à la conversion du peuple. Lui s’en retournait content d’avoir recueilli quelque aumône et triste d’avoir été si mal compris.

Un jour donc il arriva, nous l’avons dit, que le pauvre directeur trouva fermées toutes les portes qu’il voyait autrefois s’ouvrir devant lui; il revint au logis plus triste que d’habitude, mais non découragé, et montrant encore à ceux qu’il appelait ses enfants un visage souriant ; puis, le soir, quand il les eut une fois de plus rassurés contre une catastrophe que, malgré lui, chacun pressentait, seul, retiré dans sa pauvre cellule, il se prosterna devant Dieu et le conjura d’avoir pitié de son peuple. Dieu attendait sa prière, et déjà il l’avait exaucée. Le lendemain le saint homme se remettait en campagne, mais cette fois vers des parages encore inexplorés. On lui avait nommé deux officiers chrétiens (René de la Tour du Pin et Albert de Mun), unis par les liens d’une étroite amitié formée sur les champs de bataille de Metz et dans les douloureux loisirs d’une longue captivité, où l’honneur et les lois de la guerre les avaient retenus pendant que la France agonisait dans des combats sans espérance. L’épreuve avait mûri ces deux hommes, et lorsque tout s’était brisé, les rangs, les armes et les drapeaux, lorsqu’ils avaient vu périr toutes les gloires de la patrie, et, pour comble de malheur, quelques audacieux se faire un piédestal de leurs débris, ils s’étaient mis à chercher, dans les longues méditations de l’exil, la cause et le remède des maux qui les accablaient.

Dominant le bruit du canon et le tumulte des combats, la grande voix du concile du Vatican remplissait alors le monde, et l’écho de ses derniers accents retentissait avec éclat, en dépit des efforts faits pour l’étouffer sous les ruines de la Porta Pia. Les captifs, prisonniers dans Metz avant de l’être en Allemagne, avaient mal connu l’histoire des événements dont Rome avait été le théâtre, et le décret du 18 juillet leur apparut comme un trait de lumière au milieu de la catastrophe qui témoignait si bien de son opportunité.

S’attachant avec l’ardeur du désespoir au point d’appui qui s’offrait à eux, ils crurent du premier coup, sans réserve et sans hésitation, que là était le salut. Alors, tandis que la plupart usaient en stériles récriminations le temps de retraite qui leur était laissé, ou le perdaient dans une triste oisiveté, eux coururent demander à l’enseignement infaillible de l’Église la réponse que cherchaient leurs angoisses et leurs aspirations. Ils avaient peu de livres ; mais Dieu leur avait donné celui qui leur convenait. Un homme dont la vie publique était illustrée déjà par son dévouement au successeur de saint Pierre avait, quelques années plus tôt, mis en présence, dans un court et concluant examen, l’Encyclique du 8 décembre 1864 et les principes de 1789. Tel fut le livre qui tomba providentiellement entre les mains de deux soldats à qui les principes de 89 avaient été présentés jadis comme une lumière nouvelle répandue sur un monde régénéré, et qui n’avaient connu de l’Encyclique de 1864 que les attaques passionnées des uns, ou les malheureuses explications des autres. Ce fut pour eux une révélation, et, le livre fermé, ils étaient convaincus. Persuadés désormais que la Révolution française, en substituant à la société chrétienne un ordre nouveau basé sur des principes purement humains, a été la cause et l’origine de tous les maux qui ont depuis accablé la France et l’Europe, ils se mirent à étudier avec passion les définitions de l’Église sur les erreurs du temps présent, y trouvant à chaque pas, non sans admiration , la condamnation de toutes les fautes commises et le jugement de toutes les hontes qu’ils pleuraient avec des larmes silencieuses. Leurs yeux s’ouvrirent et leur foi fut fixée. Un vénérable religieux d’Aix-la-Chapelle, où ils étaient internés, le R. P. Eck, de la Compagnie de Jésus, dirigeait leurs études, et, consolant leur patriotisme par l’espoir des relèvements prochains, préparait leurs âmes aux luttes du lendemain. Un peu plus tard, les combats étaient suspendus et les portes de la captivité venaient de s’ouvrir. Les deux amis, liés pour toujours par ces convictions communes, rentraient dans la patrie avec cette seule pensée de consacrer à son salut le reste de leurs jours et de le chercher exclusivement dans les voies du catholicisme.

Mais déjà l’horrible guerre civile, allumée par le crime des uns, favorisée par l’inertie des autres, ajoutait le meurtre et le sacrilège à tant d’autres sujets de deuil et d’humiliation! A peine revenus d’exil, les inséparables compagnons d’armes se retrouvaient encore, et cette fois près d’un chef respecté (général de Ladmirault), dont le nom n’avait fait que grandir dans ces luttes où tant d’autres avaient perdu leur prestige ou leur honneur.

Dieu leur réservait, dans les rudes émotions de cette seconde guerre, de nouveaux exemples et des enseignements décisifs.

Vers la fin de cette bataille de huit jours qui termina l’insurrection, conduits par le hasard du combat sur la colline de Belleville, ils apprenaient avec un frisson d’horreur, en y arrivant, le massacre qui, la veille, l’avait ensanglantée. Autour d’eux, la mort avait laissé partout son empreinte. Le sol était couvert de cadavres épars, et les victimes tombées pendant l’action se mêlaient à celles qu’entassait à chaque minute une légitime mais terrible expiation. Rangés en longues files, ceux qu’on réservait à une justice plus lente attendaient dans une rue voisine qu’on les emmenât plus loin; peut-être, comme nous, savaient-ils déjà que les principaux d’entre leurs chefs s’évadaient à cette heure même, laissant mourir sans eux ceux qu’ils avaient conduits à cette extrémité. L’expression de tous ces visages était affreuse; ce n’était point là le solennel aspect du champ de bataille, où, dans l’horreur même du tableau, la paix du devoir accompli jette une incomparable grandeur. Les morts avaient encore les traits contractés par un dernier blasphème, et les vivants promenaient autour d’eux des regards où se mêlaient l’hébétement et la frayeur. Les vainqueurs eux-mêmes semblaient consternés de leur triomphe, et cette lugubre victoire serrait tous les coeurs. La Révolution était là toute nue, avec tous ses crimes et toutes ses  impuissances, et chacun se demandait quel était le plus triste, de ce peuple en révolte et maudissant la société, ou de cette société elle-même condamnée à de telles fureurs et n’ayant à leur opposer qu’une sanglante répression. Ces spectacles étaient bien faits pour fortifier les résolutions que d’autres épreuves avaient fait naître, et ceux dont nous racontons l’histoire sortirent de ces grandes émotions plus convaincus que jamais du grand devoir imposé désormais à tous ceux qui voudraient aider au salut de la France.

Tels étaient les hommes vers lesquels une inspiration providentielle venait de conduire le directeur du Cercle Montparnasse. Il les trouva tout occupés de leur devoir militaire, et ce fut dans un salon du Louvre, où les retenait leur service, qu’eut lieu cette décisive entrevue.

Comment en retracer le palpitant intérêt, et quelle plume pourrait rendre ce qu’éprouvèrent, à cette heure marquée dans les desseins éternels, ceux que la miséricorde divine venait de rassembler?

L’homme de Dieu était là, debout, entre ces soldats qui l’écoutaient tout émus. Le visage enflammé d’espérance et de foi, il leur disait que la patrie n’était pas perdue, et que pour la sauver il n’y avait qu’à la rendre chrétienne; que le peuple était bon, plus égaré que coupable, et plus facile à convertir qu’on ne le pensait; qu’il ne fallait pour cela qu’aller à lui et lui parler à coeur ouvert; mais qu’au lieu de lui tendre les bras, ceux qui avaient charge de son âme et de son corps se détournaient de lui avec terreur. Il disait encore que le passé de ces ouvriers, si misérables aujourd’hui, répondait de leur avenir; que la Révolution les avait réduits en esclavage en détruisant leurs vieilles coutumes, et en les détournant de leurs antiques traditions, et alors sa voix devenait plus pressante : on eût dit, tandis qu’il racontait la vieille gloire des artisans français, qu’il en passait un reflet dans ses yeux… Puis il parlait de son Cercle, humble fondement, disait-il, d’une oeuvre gigantesque qui serait l’oeuvre du salut, et enfin, levant les mains au ciel, il s’écriait dans un sublime accent : « Mais je suis seul ! et que puis-je faire? Ah! si vous veniez avec moi, si nous trouvions encore quelques hommes, nous ferions la conquête de la France, et nous la jetterions aux pieds de notre Dieu! »

Ceux qui liront ces lignes comprendront-ils ce qu’éprouvent encore, après quatre années écoulées, les témoins de cette scène au souvenir de cet appel désespéré, et quelle profonde impression il dut alors faire sur leurs âmes? De la salle où l’entretien se passait, les yeux avaient pour tout horizon les ruines amoncelées du palais des Tuileries. Dieu avait ainsi permis que ces lamentables restes des grandeurs du siècle, renversées en un jour par la barbarie populaire, servissent de cadre à ce plaidoyer fait en faveur du peuple au nom du devoir social des classes élevées.

Quelques jours après, une réunion avait lieu au Cercle Montparnasse, où s’étaient rencontrés, avec les deux néophytes conquis par le directeur, le frère de l’un d’entre eux, désormais leur inséparable collaborateur, et quelques hommes jeunes encore, mais déjà vétérans des luttes catholiques, au premier rang desquels marchait celui dont le livre, à son insu, avait préparé l’oeuvre qui allait commencer.

Déjà, et comme par un secret accord, il ne s’agissait plus seulement de sauver de la ruine un Cercle isolé, mais bien d’enlacer Paris dans un réseau de fondations semblables et de chercher sur cette base un point d’appui pour entamer, au nom des droits de l’Eglise, la lutte contre la Révolution.

Folie sans doute pour ceux qui passaient au dehors ! Mais dans la pauvre chambre d’ouvrier où ces choses se disaient, nul ne souriait : on sentait bien qu’il y avait là une force surnaturelle et que c’était une de ces heures où les hommes sont dominés par le souffle de Dieu! Aujourd’hui il en est qui rient encore des déclarations de ce temps-là; nous estimons cependant que nos ennemis les prennent plus au sérieux, et qu’en dépit de leurs sarcasmes ou de leur silence organisé, ils ont compris que la question devient grave et qu’ils ont affaire à des hommes qui ne reculeront point. C’est  qu’ils ont lu mieux, hélas ! que beaucoup de nos meilleurs amis, le manifeste que, ce jour-là, nous signions d’une main ferme et qui nous engage irrévocablement pour l’avenir. Notre drapeau s’y déployait fièrement : c’était la croix et sa glorieuse devise : In hoc signo vinces! Notre but y était clairement indiqué : c’était une contre-révolution faite au nom du Syllabus. Notre moyen y était nettement exprimé : c’était l’association catholique.

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