[Texte de référence] Le réalisme d’Action Française par Maurice Pujo
Voici un texte particulièrement intéressant de Maurice Pujo sur le réalisme de l’Action Française, où l’on découvrira par exemple le cheminement intellectuel de penseurs comme Henri Vaugeois qui, au contact de Charles Maurras, optèrent pour le royalisme…
Je suis un témoin des origines de l’Action française. J’ai pris part à l’expérience de la première génération enseignée par Charles Maurras. Je sais quel a été le point de départ de cette génération, l’état d’où cet enseignement l’a tirée. Aux années lointaines 1892-1895, j’étais sur les bancs de la Sorbonne. Je préparais ma licence de philosophie. A la conférence de Gabriel Séailles, chacun d’entre nous avait choisi un système, métaphysique, esthétique, politique ou social. Un système, c’était alors une abstraction choisie parmi d’autres pour sa « beauté » propre et développée en droite ligne, étendue sur la création comme une belle housse qui nous empêchait de la voir. Chacun développait son système à côté de celui des autres : ils ne se rejoignaient ni ne se comprenaient dans la discussion, chacun attendant seulement, pour poursuivre son raisonnement, que le voisin eût fini de parler. Cela formait une belle Tour de Babel.
Les derniers venus, les meilleurs en avaient conçu un grand mépris de l’intelligence, fille publique qui se prêtait à tout, qui menait à la carrière politique, à la littérature, au journalisme, mais certes pas à la vérité.
L’anti-intellectualisme, la négation de toute valeur objective de la pensée fut notre dernière position. C’était le moment où Bergson soutenait sa thèse fameuse, où Paul Desjardins instaurait, en France, avec l’Union pour l’Action morale, l’école de l’impératif catégorique. C’était le moment ou nous proclamions l’antinomie de la pensée et de l’action .Pour ce triste temps, une position négative, Une position défensive, était encore la plus honnête. De fait, l’anti –intellectualisme favorisa notre réaction juste dans l’affaire Dreyfus. Il nous fit préférer le fait de la patrie, si confuse, si purement instinctive et sentimentale, aux topos des intellectuels dreyfusards qui se décoraient du nom d’idées.
En 1899, au moment où nous rencontrâmes Maurras, ce fut notre premier malentendu avec lui. Nous avions peur de l’intelligence, nous n’avions aucune confiance en elle ; lui, au contraire, ne comptait que sur elle. Il nous disait seulement que notre ennemie était la pensée fausse, qu’il s’agissait seulement de cesser de diriger notre esprit vers les nuées, et de l’appliquer au réel pour que la pensée devint féconde.
Quand je dis que cette réaction contre l’intelligence était notre état d’esprit, je parle pour la majeure partie de ma génération intellectuelle. Il y avait pourtant quelqu’un parmi nous qui, avant même de rencontrer Maurras avait toujours eu la foi aux idées, celles-ci fussent-elles fausses, qui n’avait jamais perdu cette croyance dans la valeur de l’esprit humain et qui vraiment serait mort de ne plus y croire. C’était mon cher compagnon Henri Vaugeois.
Vaugeois, plus ancien que moi de quelques années, avait, passé par les mêmes expériences et en avait même connu quelques autres. Il avait débuté comme nous par le bain de Taine et de Renan. Après avoir, comme candidat, un peu fantaisiste, à l’agrégation, connu tous les philosophes, après s’être enthousiasmé tour à tour pour Descartes et pour Kant, après avoir été tenté par Karl Marx et s’être intéressé à Bergson, il n’était pas devenu sceptique ni relativiste. Allant d’une idée à l’autre, il continuait à chercher, avec une passion jamais lasse, l’idée vraie qui le fixerait. Il n’a jamais douté de son existence : il savait qu’il la trouverait.
Au milieu du grand bouleversement intellectuel de l’affaire Dreyfus, combien de fois m’a-t-il fait trembler à cause de la fragilité des arguments idéologiques sur lesquels il appuyait un patriotisme qui, pour tant né pouvait avoir de fondement sûr que dans l’instinct et le sentiment. Son patriotisme à lui était le patriotisme jacobin : c’était une conception intellectuelle, mais qu’il poursuivait avec toute sa rigueur logique. Dans le nominalisme général, Vaugeois, avec sa foi impénitente aux idées, était ce que les Scolastiques ont appelé un « réaliste ».
Car cette vieille querelle des universaux dont ont retenti les bancs de l’ancienne Sorbonne n’est jamais éteinte. Et c’est dans tous les événements du jour, dans la vie et dans la pensée contemporaine que je prétends saisir cet éternel débat. Il s’agit de savoir si nos idées, le fruit del’élaboration de l’expérience par l’esprit, ont une valeur réelle permettant de déterminer chez nous la conviction et l’action, ou bien si ce sont seulement dés mots, des flalus vocis représentant nos points de vue individuels dont aucun ne peut réclamer, si ce n’est à titre précaire et relatif le privilège de la vérité, et qui doivent donc bénéficier de l’égalité de droits, ce que traduit, en politique, le suffrage universel.