De la Patrie Française à l’Action Française

L’évolution de Jules Lemaitre.

Le 21 mars 1908, tiré des Discours Royalistes de Jules Lemaître

 

Jules Lemaître
Jules Lemaître

Dans son vaste et silencieux cabinet de travail de la rue d’Artois, pareil à la « librairie de Montaigne > pour le nombre et la rareté des volumes qui le tapissent, Jules Lemaître veut bien nous recevoir. Nous nous excusons de le déranger au milieu de la préparation de ses admirables conférences sur Racine.

— Mais oui, vous me dérangez bien un peu.

— C’est pour la Cause, mon cher maître, pour la bonne Cause.

— Allons, je me laisserai faire. Sur quoi faut-il que je vous donne mon avis?

— Sur la République. Car c’est la République que va combattre le journal l’Action Française, où vous ne comptez que des admirateurs et des amis.

M. Jules Lemaître fait, en levant la main, le geste d’aimable protestation qui lui est familier ; puis, de sa voix nette et claire :

— Que me demandez-vous là? Il faudrait y songer… Oui… Mais, au fait, j’ai déjà répondu, il y a quatre ou cinq ans, dans de très sincères articles qui ont paru depuis en brochure sous ce titre : Un nouvel état d’esprit, chez Juven, en 1903, puis à la Gazette de France, et que Maurras a magistralement annotés.

— Personne n’a oublié, mon cher maître, ces pages incisives où toute la critique du régime actuel est condensée; mais nous aimerions savoir comment s’est opérée votre évolution, car, enfin, vous avez été républicain.

— Il est vrai que je suis revenu de loin. J’ai été républicain comme presque tout le monde, jadis. Le 16 mai m’a indigné. J’y ai vu une tentative contre la liberté. J’ai été opposé au Boulangisme pour le même motif. J’ai cru au parlementarisme, à l’opinion des masses, à leur sagesse… J’ai tenu là-dessus tous les propos habituels.

— Et qui vous a réveillé de ce rêve?

— C’est l’affaire Dreyfus qui m’a réveillé. Pas tout de suite, oh non. Je ne suis pas un homme d’entraînement. Mais surtout les expériences dont l’affaire Dreyfus a été pour moi l’occasion. Je me suis trouvé à la tête d’une Ligue qui est devenue, malgré moi, électorale et j’ai pu toucher du doigt, non seulement les inconvénients accidentels, mais l’essentielle malfaisance du système politique électif. J’ai vu toutes les machinations, tous les trucs, toutes les fraudes gouvernementales pour triompher, n’importe comment, de gens qui se réclamaient de l’idée de patrie, la plus visible, la plus simple et la plus sacrée de toutes, n’est-ce pas? J’ai compris alors que celte machine aboutissait nécessairement, fatalement, à la suprématie des pires. J’ai vu toutes ces choses de près, c’est pitoyable. Il faut avoir un rude estomac pour rêver, après ça, une République honnête. Par la force des choses, on n’en peut avoir qu’une : celte que nous avons.

— N’aviez-vous pas, un moment, songé à la République consulaire?

— Oui, j’ai cherché toutes les issues. Mais un consul n’apporterait qu’une solution transitoire et superficielle, après laquelle tout serait à recommencer. Or, — ici le regard clair de mon interlocuteur s’assombrit, — je ne crois pas que nous ayons désormais le loisir de pratiquer beaucoup d’expériences.

— C’est aussi ce que nous pensons à l’Action’ Française.

— Vous le criez même assez fort pour qu’on vous entende. Le bienfait d’un consul est donc chose accidentelle et fragile. On n’est pas sûr de trouver toujours le bon dictateur. On peut tomber sur le mauvais. C’est le salut par l’individu seul. Et, ce qui est à désirer, c’est la conservation du pays par une continuité, par une lignée de gérants, attachés au même principe et à la même besogne… par une suite de rois. Rien ne peut rendre l’inflexion que ce beau mot de « Roi » prend sur les lèvres de M. Jules Lemaître.

— Mais sans doute, mon cher maître, vous devez souvent entendre comme nous cette banale objection : « La France est devenue rebelle à la monarchie. »

— Oui, on le dit. On dit que le peuple de chez nous redoute une restauration, y voit le gouvernement des curés. Mais la force de ces préjugés n’est peut-être pas aussi grande qu’on voudrait le faire croire; d’autre part, nul n’ignore aujourd’hui que la République, selon un mot célèbre, c’est la Maçonnerie à découvert. Ces deux termes paraissent inséparables. Or, la Maçonnerie est impopulaire. Il me parait d’ailleurs que, malgré tout, la superstition du mot République diminue un peu… Oui, plus j’y réfléchis, plus la campagne de Maurras me semble avoir des chances de succès.

— Ainsi, vous n’êtes pas de ceux qui reprochent à l’Action Française son allure doctrinaire.

— Mais, comment donc I La doctrine de Maurras est admirable. En ce temps où l’on a à la bouche que la science, l’expérience, le positif, le réel, il a montré que la forme de la monarchie traditionnelle est la mieux appropriée aux conditions de la réalité politique. La Monarchie n’est-elle pas aussi le gouvernement le plus conforme à l’ordre naturel?

La doctrine de l’Action Française est en train de conquérir la jeunesse studieuse, la jeunesse des Facultés qui en a assez de la vague anarchie démocratique. J’ai vu les séances de votre Institut. C’est saisissant. A l’autre bout de la société, la partie la plus avancée et la plus intelligente du monde ouvrier pourrait aussi être atteinte par votre propagande. Ceux-là ont déjà perdu la superstition républicaine. Il n’est peut-être pas impossible de leur faire comprendre à quel point l’intérêt du nouveau Roi sera d’être favorable à leurs intérêts. Les plus grands rois de France n’ont-ils pas été les rois du peuple et de la bourgeoisie, quelquefois même contre les classes les plus anciennement privilégiées?

— C’est la formule de Monseigneur le Duc d’Orléans : « Tout ce qui est national est nôtre. »

— Formule parfaite et vers laquelle tendait aussi la Ligue de la Patrie Française. Tout ce qui est national est nôtre. Nous avions fondé la « Patrie Française » pour défendre les grands intérêts, les conditions hors desquelles la patrie ne peut pas subsister. J’ai reconnu que la République était, par essence, incapable de réunir et de maintenir ces conditions. Il semble, au contraire, que rien de ce qui est national ne puisse désormais être républicain.

M. Jules Lemaître s’était levé et, tout en nous excusant de l’avoir interrogé un peu malgré lui, nous lui posons encore cette dernière question :

– Pensez-vous que ces déclarations puissent étonner vos amis de la « Patrie Française »?

— Beaucoup d’entre eux ont pu les prévoir. Je pensais déjà ainsi il y a quatre ou cinq ans. Je ne pouvais pas le dire aussi nettement qu’aujourd’hui pour ne pas nuire à certains de nos amis. Mais mon sentiment éclatait assez dans la petite brochure dont nous parlions tout à l’heure.

En nous reconduisant, M. Jules Lemaître ajoute :

— J’ai pris comme ex-libris une devise tirée du distique de Gil Blaz : Inveni portum. J’ai trouvé le port.

Inveni portum. Spes et fortuna valete !

Sat me lusistis. Ludite nunc alios.

Et, ce que Lesage dit à l’espérance et à la fortune, je le dis, moi, à l’illusion républicaine : « Vous m’avez assez joué. Cherchez maintenant d’autres dupes. »

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