Discours aux jeunes ouvriers

DISCOURS PRONONCÉ A L’ASSEMBLÉE ANNUELLE DES MEMBRES SOCIÉTAIRES DU CERCLE DES JEUNES OUVRIERS

DU BOULEVARD MONTPARNASSE LE 10 DÉCEMBRE 1871

Invité à présider l’assemblée annuelle du Cercle des jeunes ouvriers du boulevard Montparnasse, dont il est question dans les pages précédentes, le comte Albert de Mun prit la parole pour la première fois dans cette réunion et prononça le discours suivant.

Messieurs,

Ce n’est pas sans émotion que je me lève pour prendre la parole après ces hommes dévoués dont la voix vous est connue et à juste titre sympathique, et devant vous, dont la conduite est plus éloquente que les discours. Pourquoi suis-je venu au milieu de vous? Et qu’ai-je à vous dire? Voilà ce que sans doute vous vous demandez, et ce qu’assurément j’ai le devoir de vous expliquer. Je suis venu vous rendre hommage et faire un acte de foi.

Il y a peu de temps encore, j’ignorais l’existence de votre société. La Providence a placé sur ma route l’homme vénéré qui vous consacre sa vie, et il m’a dit qui vous êtes et ce que vous faites. Quelques jours plus tard je suis venu vous voir, conduit par mon ami le comte de la Tour du Pin, que vous avez déjà reconnu sur ces bancs, et qui, de cette place que j’occupe, vous a parlé comme je voudrais le faire, en soldat et en chrétien. J’ai visité vos salles de réunion, vos lieux de plaisirs, et jusqu’à cette sublime conférence où ceux qui n’ont que le nécessaire trouvent du superflu pour soulager la misère. J’ai tout vu, je crois avoir tout compris, et la surprise est devenue peu à peu de l’admiration.

On m’a demandé alors de venir aujourd’hui assister à cette séance et de vous parler. J’ai accepté, non pour vous, mais pour moi, car j’avais besoin de vous dire du fond du coeur tout ce que m’a inspiré le spectacle de vos réunions.

Beaucoup d’entre vous, Messieurs, dans cette douloureuse année, ont pris part à des combats, et comme moi sans doute ont éprouvé un sentiment que je retrouve aujourd’hui. Quand les balles et les obus sifflent de toutes parts et qu’on voit près de soi un homme qui, sans bruit et sans forfanterie, demeure inébranlable au poste le plus périlleux, n’éprouve-t-on pas le désir d’aller à lui, de se découvrir et de lui serrer la main en lui disant : Vous êtes un brave? Eh bien ! Messieurs, c’est ce que j’ai senti dimanche dernier en vous voyant. Et j’ai demandé la permission de venir aujourd’hui vous serrer la main en vous disant : Vous êtes des braves. Il y a longtemps qu’on a dit que la vie est un champ de bataille où se livre sans relâche un combat redoutable; mais il semble, en vérité, que cette parole ait été dite pour notre temps, pour la ville où nous sommes, et pour vous surtout, Messieurs, ouvriers chrétiens !

Les balles et les obus, ce sont ici les perfides conseils, les exemples pernicieux dont vous êtes environnés, et toute cette corruption qui se met à la place des salutaires principes du Christianisme pour détruire dans vos cœurs Dieu, la famille et le devoir. Or voici qu’au milieu de ces dangers sans exemple une troupe d’élite se rassemble à la voix d’un homme, arbore bravement le drapeau chrétien au milieu d’elle, et le soutient sans défaillance contre tous les assauts ; c’est un acte de courage tel qu’il ne s’en fait pas sur les champs de bataille, et c’est pourquoi je vous répète : Honneur à vous, vous êtes des braves; c’est pourquoi aussi j’ai saisi l’occasion qui m’était offerte de vous rendre publiquement l’hommage qui vous est dû.

Je suis venu encore, vous ai-je dit, pour faire un acte de foi. Il importe, en effet, que vous le sachiez, vous qui combattez sans découragement et sans jactance, ceux qui croient sont avec vous; et en disant ceux qui croient, je ne veux pas dire seulement ceux qui croient en Dieu : toutes les croyances se tiennent. La foi en Dieu est le principe et le mobile de toutes les autres ; sans elle il n’y a que des opinions ou des sentiments qui changent et qui se dissipent au gré des événements. Avec elle, au contraire, tout ce qui tient au coeur repose sur une base solide, et quand on croit en Dieu, on croit à son devoir et on croit à sa patrie. C’est en ce sens que je viens, Messieurs, m’unir à l’acte de foi que vous faites ici : je veux vous dire que tous ceux qui croient à la patrie, à la France et à sa grandeur, à tout ce qu’il est noble d’aimer, tous ceux-là sont avec vous et vous comptent par avance.

Vous êtes l’armée de l’avenir; et n’eusse je pas été convaincu déjà que le devoir de tous est d’être soldat quand la patrie est en danger, je le croirais après vous avoir vus : car des hommes comme vous sont véritablement nés pour combattre, et il serait à jamais déplorable que toutes ces vertus de sacrifice et d’abnégation que vous pratiquez n’eussent point leur jour de gloire au grand soleil de la bataille. Vous êtes donc le noyau d’une armée nouvelle; et fussiez-vous encore peu nombreux dans ses rangs, du moins vous y paraîtrez comme cette légion Thébaine qui s’illustra jadis par son courage en même temps que par sa foi. Voilà votre rôle, et vous l’avez conquis parce que vous êtes chrétiens. Mais, croyez-moi, tout le monde viendra à vous quand on saura qui vous êtes. Le jour où il sera résolu que chacun doit à la patrie, quand la guerre éclate, son sang et son bras, où ce principe sera écrit dans la loi comme il est déjà dans les esprits, ce jour-là on cherchera à quelle porte il faut frapper pour donner à ceux qui doivent être des soldats ce fanatisme du devoir, ce courage plus grand que la bravoure qui font les invincibles; ce jour-là on pensera à vous, qui n’avez jamais faibli, qui avez conservé intacte cette foi dont je parlais tout à l’heure et qui résume toutes les autres, et on viendra à vous. Les pères diront : Que nos fils leur ressemblent! Et les jeunes viendront comme moi vous tendre la main et vous demander l’honneur de marcher avec vous. Voilà mon acte de foi, et vous voyez que, comme la foi elle-même, il porte avec lui un acte d’espérance.

Croire et espérer, c’est ce qui manque le plus de nos jours. Or, en croyant, vous donnez à tous le droit d’espérer. Que n’espérerait-on pas, en effet, quand on sait qu’il y a encore dans notre pauvre France des coeurs comme les vôtres ! C’est à nous, Messieurs, ne l’oublions pas, c’est à la jeunesse qu’il appartient de relever le drapeau de la France et de ramasser son épée.

Jadis on vint dire à nos aïeux que la terre consacrée par le sang du Sauveur était aux mains de l’ennemi commun d’alors, des infidèles, et, pour délivrer ce sol béni, pour le rendre à la patrie universelle, à la patrie chrétienne, des armées entières se levèrent à la voix de quelques hommes fervents et dévoués. Et prenant la croix pour emblème, la volonté de Dieu pour cri de guerre, ces armées allèrent au loin accomplir des exploits sans exemple et reconquérir les lieux saints où le monde avait été régénéré. En ce temps-là, on ne faisait pas du métier des armes une affaire et une spéculation; on n’y cherchait ni les honneurs ni l’argent: on y voyait le devoir, et on l’accomplissait simplement ; on partait pour la guerre avec une épée en forme de croix, et quand un brave était tombé au champ d’honneur, on le mettait en terre les mains jointes, dans l’attitude de la prière : car on ne supposait point qu’il fût mort autrement. Aujourd’hui nous avons encore une croisade à faire. Et ici, Messieurs, vous serez avec moi, et vos coeurs battront à l’unisson du mien. Comme jadis, il y a un coin du sol qui est aux mains de l’ennemi, un coin du sol consacré par nos frères d’armes. Comme jadis, il faut rendre à la patrie ce morceau d’elle-même.

Voilà notre tâche, Messieurs, et il y a bien de quoi nous faire tous soldats. A ce combat suprême, nous irons, comme nos pères, avec la croix pour emblème et le nom de Dieu sur notre drapeau; nous prierons avant de partir, et ceux de nous qui tomberont seront ensevelis les mains jointes, car on dira d’eux : C’étaient des chrétiens.

Cet avenir, c’est vous qui l’aurez rendu possible par ce que vous faites aujourd’hui, et si la France a, ce jour-là, à son service une armée tout entière composée de vos pareils, alors, Messieurs, n’en doutez pas, nous ferons mieux que de combattre : nous vaincrons !

Ce que peuvent faire des soldats chrétiens, ce n’est pas à moi de vous l’apprendre, vous le savez mieux que moi par ce que vous avez fait vous-mêmes. Vous le savez par l’exemple de cet homme courageux qui combat sans défaillir, hier sur les champs de bataille, aujourd’hui parmi vous, de M. Vrignault, à qui je m’honore de pouvoir rendre hommage. Vous le savez aussi par l’impérissable renom que s’est acquis dans les plaines de la Loire cette phalange héroïque qui a porté son sang et son dévouement aux deux plus grandes causes de notre époque : l’Église et la France.

Il y a huit jours, tandis qu’un service funèbre appelait les bénédictions de Dieu sur ceux qui tombèrent à Champigny, une pareille cérémonie avait lieu à Loigny, près de ce Patay où combattirent les zouaves pontificaux, qu’on appelait alors les volontaires de l’Ouest. Une même pensée avait inspiré ces deux cérémonies, comme une même pensée avait enflammé les coeurs de ceux qui moururent sur ces deux champs de bataille. Ici comme là-bas on était mort pour la France, et l’autre jour on priait pour elle en priant pour ses serviteurs. Laissez-moi donc vous dire en quelques mots ce qu’ont fait à Patay les zouaves pontificaux. Aussi bien, quand on est d’une famille, il est bon d’en connaître les titres de gloire; et puisque vous êtes des chrétiens, les zouaves pontificaux sont de votre famille.

C’était donc le 2 décembre; il s’agissait, ce jour-là, d’un effort suprême : on devait marcher sur Paris. Le combat était engagé depuis le matin, et la lutte demeurait indécise. L’ennemi, maître d’un bois, foudroyait nos lignes, qui commençaient à plier. On ordonne un mouvement en avant ; un régiment, dont il faut ignorer le nom, se couche sur le sol et refuse d’avancer. L’instant est critique : il faut des hommes qui se dévouent ; le général de Sonis court aux zouaves, et levant son épée : « Allons, Messieurs, dit-il, montrons comment meurent des chrétiens. » La petite troupe s’élance aussitôt; elle passe auprès de ces soldats couchés, et quelques-uns seulement, animés par l’exemple, se joignent à leurs rangs; elle avance encore sans tirer un coup de fusil, et la mitraille la fauche à chaque pas. Le porte-étendard tombe un des premiers, un autre relève la bannière, cette bannière sacrée désormais teinte d’un sang héroïque; celui-ci est un père qui a son fils près de lui; il tombe à son tour, donne en expirant l’étendard à son fils, qui le relève encore et va mourir après quelques pas. Le général de Sonis, le colonel de Charette, qui marchaient en tête, sont cruellement blessés, et la troupe ainsi décimée continue d’avancer. Enfin on arrive au bois, et alors seulement une décharge effroyable part de ses rangs éclaircis. L’ennemi, étonné, épouvanté de cette marche irrésistible, s’ébranle et recule. L’élan des zouaves continue, et, devant ce bataillon de héros, les Allemands s’enfuient et abandonnent le terrain. Bientôt c’est une déroute qui dure jusqu’à ce que les zouaves, épuisés, s’arrêtent haletants. Hélas ! ils sont seuls, et personne ne les a soute- nus ! Remis de leur surprise et reconnaissant le petit nombre des assaillants, les Allemands reviennent à la charge, et alors ce fut, dans cette retraite sans soutien, un nouveau massacre.

Voilà, Messieurs, ce que firent ces chrétiens, et vous ne vous en étonnerez pas, vous qui combattiez comme eux à la même heure sous les murs de Paris.

Vos preuves sont donc faites, et vous pouvez marcher hardiment. Dites-vous bien que, si peu nombreux que vous soyez encore, vous êtes les plus forts, parce que vous avez pour vous la foi. Dites-vous que vous êtes l’espoir et l’avenir du pays, et que de cette salle où vous vous réunissez peut sortir la régénération sociale qui doit et qui peut seule nous rendre la victoire.

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