Discours du 15 Juin 1910

Séance de clôture de l’Institut d’Action Française.

Réunion des Sociétés Savantes.

Le 15 juin 1910.

Messieurs,

Je ne ferai point de discours cette fois : quelqu’un le fera à ma place. Ce sera l’auteur d’un petit livre très intéressant et, à ce qu’il me semble, très renseigné, paru chez l’éditeur Grasset : La Sorbonne, par M. Pierre Leguay.

M. Leguay est, je pense, un jeune Universitaire. Il est précis et exact. Il n’est point fanatique. Tout en désapprouvant Pierre Lasserre, il le cite abondamment et sans malveillance. II n’est pas bien respectueux; il est facilement malicieux et un peu pince-sans rire. Mais, avec tout cela, il n’est point de nos amis et est même assez sévère pour les Camelots du Roi, Son témoignage n’est donc pas suspect de complaisance envers nous ni envers nos idées. Or, voici comment il nous explique la récente transformation de la Sorbonne. Il s’agissait d’adapter le haut enseignement à la démocratie, pour qu’il ne soit pas supprimé par elle, et parce que la démocratie est sacro-sainte. Mon ancien camarade Seignobos la vénère extrêmement.

Il écrit : « Un concours exceptionnel de hasards, réunis en une seule fois en un coin du monde, a conduit quelques peuples européens à établir le gouvernement représentatif, l’égalité légale, la liberté de penser. Mais cet arrangement contre nature ne se maintient que par un effort continu contre l’instinct. »

Mélange de mots qui auraient bien besoin d’être définis : car, si nous sommes prêts à convenir que la démocratie est « contre la nature » (peut-être pas au sens où l’entend Seignobos), nous sommes-nous douté qu’elle est, chez les démocrates, une lutte « contre l’instinct », une sorte d’ascétisme? Quoi qu’il en soit, il faut accorder l’enseignement supérieur, luxe suspect, avec la simplicité farouche de la démocratie. Seignobos le dit fort bien : « On ne peut guère espérer qu’une Société démocratique entretiendrait, par pur esprit de tradition, un système d’écoles supérieures qui paraîtraient ne servir à rien. »

Comment donc faire? Pour les sciences, cela va encore. A cause de certaines applications pratiques et qui ne sont point du tout la science elle-même, la démocratie absout et mieux, glorifie la science. Science et démocratie, quel instituteur de village n’a pas sans cesse ces mots à la bouche, et comme des synonymes? Mais pour les lettres (littérature proprement dite, histoire, philosophie)? C’était surtout pour les études de littérature française que se posait la question. Comment les adapterait-on à la démocratie? Question saugrenue, mais pressante. Jusqu’à présent, la littérature française, celle plus précisément qui commence au xvie siècle, avait été surtout, pour les lecteurs, une source de plaisirs intellectuels, pour le professeur, matière à « des exercices brillants de goût, des manifestations subjectives de virtuosité logique ou esthétique » (Ce n’est pas moi qui m’exprime ainsi). Or, c’était par ce dernier genre d’exercices que l’invasion des « barbares du dedans » était surtout à craindre. Mais, si les « barbares » n’aiment point les lettres, ils respectent la science avec superstition. Il faut donc, pour tout sauver, déguiser ou transformer les lettres en science. A celles-ci on empruntera les méthodes, sans doute, mais de préférence le vocabulaire et tout ce qui fait illusion du dehors. Ne pouvant faire que les lettres ressemblassent à la chimie, on voulut, du moins, qu’elles fussent apparentées à l’histoire, la plus « scientifique » des sciences de l’homme. Pour la philosophie, on supprime, bien entendu, la métaphysique, et on sectionne ce qui reste en histoire de la philosophie, méthodologie, psychologie expérimentale, sociologie, pédagogie — science dont il se pourrait que quelques-unes fussent un peu vides. En somme, réduire les lettres à l’histoire, et l’histoire à l’érudition, à l’exposé des faits, à un appareil de fiches, de dépouillements et de statistiques (tout cela naturellement, dans un esprit démocratique et républicain), telle est l’évolution sorbonnique racontée par notre auteur et que j’ai dû résumer beaucoup trop brièvement.

Et voici qu’on prémédite un nouveau pas dans cette voie médiocre : on va rendre l’enseignement supérieur accessible à l’enseignement primaire directement et sans la vieille étape traditionnelle de l’enseignement secondaire. Sans doute, cette menteuse réduction des lettres et de l’histoire aux sciences n’est pas l’oeuvre de tous les professeurs de l’Université de Paris. Il y en a encore, à la Sorbonne, un peu de cette vieille Sorbonne. Mais il parait bien que cette entreprise peu enivrante a pour elle les professeurs les plus influents et, à leur suite, la majorité des professeurs. Et, enfin, elle est chère à la République. Voilà, Messieurs, qui justifie l’Institut de l’Action Française. Si la littérature, si l’histoire littéraire n’est plus avant tout l’intelligence des civilisations, des idées, des oeuvres de l’esprit, des formes d’art, des âmes et de la vie, et si la philosophie n’est plus, avant tout, la spéculation intellectuelle, comme on disait autrefois je ne les trouve plus guère intéressantes. Et si les lettres, avant cette transformation, étaient inutiles à la démocratie, pense-t-on que, gauchement déguisées en sciences, elles lui seront plus utiles? Ici encore, «peuple, on te trompe », sous prétexte de te servir. Quelle misère ! Messieurs, l’enseignement supérieur que l’on donne ici est un enseignement franchement supérieur. S’il s’adapte peu à la démocratie, vous en prenez votre parti. Et si, par la force des choses, il tend même à ruiner les idées démocratiques, vous n’en rougissez point, ou plutôt vous vous en félicitez pour le bien du pays. L’auteur du livre dont j’ai fait pour vous des extraits termine par ces paroles : La démocratie est « scientifique », dit-on. Mais qui ne voit que c’est là simplement façon de parler? Fermerait-on les laboratoires le jour où l’on s’apercevrait que la science et la démocratie sont incompatibles? Pour les sciences pures, l’hypothèse est invraisemblable; elle ne l’est point pour les lettres, si scientifiques, vraiment, qu’on Ies veuille faire. La Sorbonne a tenté la conciliation du haut enseignement des lettres et de la démocratie. Tentative honorable, à coup sûr. (En quoi?)

« Mais, à supposer qu’elle échouât, seraient-ce les lettres ou la démocratie que la Sorbonne sacrifierait? C’est une question. Il est permis de balancer avant de la résoudre. Mais peut-être qu’où nous voyons un problème, l’avenir n’en- verra point, ou qu’il y trouvera une solution que nous ne soupçonnons pas. »

Mais si, mais si, nous la soupçonnons. Et non seulement nous la soupçonnons, Messieurs, mais nous la connaissons, et ce sera le retour du Roi.

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