Le livre de Keynes

Le livre de Keynes

L’Action française, 17 juin 1925.

Il y a, dans le livre de M. Keynes, un chapitre intitulé « l’Europe après le traité » qui commence ainsi : « Ce chapitre sera fait de pessimisme. » M. Keynes ne s’occupe que des conséquences économiques de la paix. Il néglige les conséquences politiques, ou plutôt il ne les voit que dans leur rapport avec les questions de ravitaillement, de production, de finances. C’est l’erreur de sa thèse, renouvelée de celle de Norman Angell, et qui est aussi fausse et aussi pernicieuse pour l’après-guerre que la Grande illusion l’était pour l’avant-guerre.

Quand on lit bien le livre désormais célèbre de Keynes, dont une traduction française vient de paraître, on s’aperçoit que son pessimisme est unilatéral. Il voit noir pour les pays vaincus. Il est optimiste pour les vainqueurs. Ses évaluations des pertes que la France a subies sont très basses. Il estime que nous nous relèverons de nos ruines à beaucoup moins de frais qu’on ne calcule en général. C’est le sort des Empires centraux, celui de l’Allemagne surtout, qui lui donne du souci. Pour ménager l’Allemagne, qui n’a pas été envahie, il faut établir que l’invasion n’a pas causé tant de mal à la France, à la Belgique, à l’Italie et que ces pays n’ont pas besoin de réparations si considérables. En sorte que, si l’on pressait un peu les conclusions de Keynes, on arriverait à lui faire dire le contraire de Norman Angell. Il sert donc à quelque chose d’être vainqueur ?

Keynes parle, dans son épilogue, de ces « courants inconnus qui coulent sans cesse sous la surface de l’histoire politique et dont nul ne peut prévoir les résultats ». Pour lui (sa pensée est claire et elle se dégage de tout son livre) ces courants sont déterminés par des forces uniquement économiques. C’est un autre aspect, un aspect conservateur, de la conception matérialiste de l’histoire. Keynes a eu un précurseur qui se tait aujourd’hui, mais qui a parlé pendant la guerre. C’était lord Lansdowne, et lord Lansdowne était pessimiste avant le traité de Versailles. Il annonçait la ruine de l’Europe si les Alliés voulaient aller « jusqu’au bout », jusqu’à la victoire. Et c’était aussi l’idée favorite, mais plus secrète, de M. Giolitti.

On aurait dû en conclure que mieux valait donner à l’Allemagne partie gagnée ou à demi gagnée plutôt que de désorganiser la machine industrielle, commerciale et financière du monde. Des intérêts infiniment supérieurs étaient en jeu et lord Lansdowne parlait dans le désert. Plus habile, M. Giolitti ne disait rien. Il se retranchait sur une position personnelle et forte. Il comptait pour l’Italie, qu’il connaît bien, sur une déception quelconque, et il se réservait de rentrer un jour au pouvoir à la faveur de cette déception. C’est ce qui est arrivé en effet. Et M. Giolitti ne parle pas du passé. Lord Lansdowne ne dit plus mot. Quel qu’ait été le prix payé pour la victoire, quelles que soient les misères de l’heure présente, personne n’oserait dire : « Il eût été préférable d’abaisser les armes avant la fin et de conclure une paix blanche avec les Allemands. Il eût même été bien meilleur de se soumettre dès le mois de juillet 1914. Ainsi la merveilleuse horlogerie des importations et des exportations n’eût pas été dérangée. »

L’Europe peut souffrir encore longtemps de disette, elle peut être ravagée par les épidémies, menacée par la banqueroute : les États et les nations n’en continueront pas moins de vivre selon leurs lois. Le jeu des nécessités économiques n’est pas niable. Mais il se réduit, en dernière analyse, à la conquête du manger. On peut soutenir que le peuple allemand, en 1914, s’est décidé à la guerre parce que le sol qu’il occupait ne suffisait pas à nourrir 68 millions d’hommes et que cet instinct l’a poussé à courir ou à accepter la grande aventure. Mais si l’Empire allemand n’avait pas eu tels et tels antécédents historiques, telle et telle structure, si l’équilibre des forces en Europe eût été différent, les alliances autrement agencées, etc…. le prix de la viande à Berlin n’eût pas été un motif suffisant pour déterminer la guerre.

S’il y a lieu d’être pessimiste pour l’Europe « après le traité », c’est à un autre point de vue que celui de Keynes. Le chaos économique est profond. Mais le chaos politique l’est plus encore. L’indescriptible misère de la Russie bolcheviste empêche-t-elle l’armée rouge de se battre ? Le déficit, le discrédit du papier-monnaie empêchent-ils la Pologne de chercher à dessiner ses frontières ? Un État russe, un État polonais, une Bohême, une Lituanie, une Lettonie, Dieu sait quoi encore : il y a deux siècles, le « secret du roi » était né de ces contradictions. Nous attendons à l’oeuvre le secret des démocraties qui ont relevé la tour de Babel.

Encore, auprès de cette mêlée des nationalités, des religions et des races, n’y avait-il pas, au dix-huitième siècle, une grande Allemagne, seule concentrée, seule homogène, et dont le poids, suspendu sur le vide de l’Europe orientale, risque de faire basculer un jour le continent tout entier. Les considérations des économistes ne changeront rien aux effets de ce déséquilibre et la légèreté de Keynes est de n’en pas tenir compte. Les historiens, qu’ils s’appellent Thiers ou Albert Sorel, peuvent relater tous les événements politiques et militaires de l’Europe sous la Révolution et sous l’Empire sans que les assignats en France et les « billets de retrait » en Autriche occupent dans leur récit d’autre place que celle d’un épisode qui n’a rien changé au cours des choses. Le livre de Keynes est nuisible par les erreurs qu’il répand et par la cause qu’il sert contre celle de la France. Mais la futilité de sa thèse est dans cet exemple-là.

L’Action française, 17 juin 1925.

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