Vieux travailleur, bénis le capitalisme

Vieux travailleur, bénis le capitalisme

Le Capital, 17 septembre 1935.

Le rôle qui consiste à prêcher dans le désert est ingrat. Celui qui consiste à dire des vérités désagréables l’est encore plus. Et ce n’est même pas une satisfaction quand l’événement vient justifier des prévisions qui n’étaient que trop faciles.

Ces jours-ci, il a été porté à la connaissance du public qu’une Caisse départementale des assurances sociales avait éprouvé une perte d’un million environ. Sans doute, il y avait eu faute de gestion de la part des administrateurs. Il s’agissait d’une somme placée sur des immeubles parisiens en troisième hypothèque alors que les règlements ne permettent que des placements en première hypothèque. Mais il est plus que probable que, au moment où il avait été consenti, le prêt paraissait superlativement garanti et même qu’il l’était en fait.

La faute essentielle des administrateurs, tout autre reproche mis à part, est de ne pas avoir prévu la crise immobilière qui a entraîné la chute de la valeur des immeubles.

Sans doute, on peut s’en prendre à leur inexpérience. L’administration des biens s’apprend comme autre chose. De bons gérants ne s’improvisent pas et il a fallu en improviser pour manier et employer des fonds qui s’élèvent déjà à plusieurs milliards. Mais ceux qui possèdent un patrimoine privé ne sont pas non plus à l’abri des accidents, des mécomptes et des pertes. Tous les jours on voit des gens qui se ruinent par de mauvais placements. On en a même vu, et beaucoup, qui se sont appauvris bien qu’ils eussent suivi les méthodes de la plus extrême prudence. Car enfin il n’est pas nécessaire de désigner avec plus de précision les valeurs dites de père de famille qui ont amputé des quatre cinquièmes tant de nos vieux patrimoines.

Il n’y a guère eu, dans ces dernières années, il n’y a même guère encore aujourd’hui d’ouverture de succession bourgeoise dont l’inventaire ne révèle un vain paquet de fonds russes, pour peu que le de cujus soit un peu âgé. Qui nous dit que les Caisses d’assurances sociales, si elles avaient existé vingt-cinq ans plus tôt, n’eussent pas eu, elles aussi, leur contingent d’emprunts du tsar ou d’obligations de la Banque foncière de la noblesse.

Il est même certain que ces valeurs, et bien d’autres encore qui n’étaient pas promises à une meilleure destinée, eussent garni le portefeuille des institutions sociales. Il suffirait de reprendre la vieille liste des titres autorisés pour les remplois dotaux. La loi y donnait aux particuliers de belles occasions de se ruiner. Eût-elle été différente pour les rentiers sociaux ?

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Toute fortune est précaire, tout établissement dure peu parce que le propre des richesses est de fondre. On a écrit l’histoire des grandes fortunes des temps passés. Sans remonter à une antiquité très haute on voit qu’elles se sont évanouies. Où sont les biens, immenses pour l’époque, de Jacques Coeur ? où sont ceux de Samuel Bernard qui assistait le Trésor de Louis XIV ? Où sont, en Allemagne, ceux de la famille Függer ? Cette famille, qui n’est pas éteinte, garde seulement le souvenir que, jadis, elle servait de banquier à Charles-Quint.

Les rois de l’argent n’ont jamais fondé de dynasties perpétuelles. Les biens de mainmorte se sont toujours dispersés. Quant aux débiteurs, s’ils se grèvent et se ruinent au commencement, à la fin ce sont eux qui ont raison des créanciers. C’est une règle inflexible dont la nouvelle royauté d’un argent accumulé aux Caisses d’assurances, de retraites, de pensions et de rentes sociales ne sera pas sauvée par la garde qui veille encore, tout près du Louvre, sur l’énorme coffre-fort des Dépôts et Consignations.

On reproche, il est vrai, aux auteurs de ces institutions, plus semblables qu’on ne pense à nos anciennes fondations charitables et pieuses ou aux biens « vakouf » des pays musulmans, d’être conçues selon le système de la capitalisation. Mais quel autre système choisir ? Il s’agit, en dernière analyse, de rentes à répartir. Et des rentes supposent un capital.

Dès lors, quelle est la naïveté de ces constructeurs de la cité sociale où chacun doit être assuré contre les risques de la maladie, de l’invalidité, de la vieillesse, du chômage, lorsqu’ils annoncent en même temps la mort du capitalisme.

Si le capitalisme venait à mourir, ce serait certes très désagréable pour les bourgeois. Mais ils n’auraient même plus l’espoir d’être transformés de rentiers prives en rentiers sociaux parce que, les rentes sociales étant de la même nature que les rentes privées et n’ayant pas une autre source, celles-ci disparaîtraient en même temps que celles-là.

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Jamais on n’a vu de société plus intéressée que la nôtre, du haut en bas de l’échelle, à la solidité et à l’immortalité du capitalisme et, ce qui est encore plus difficile à obtenir, à la pérennité des capitaux. Qu’on se le dise sans attendre qu’il soit trop tard !

Au fond nos vieux pays latins ont beau se faire socialistes ou socialisants, ils croient toujours à l’épargne sans se douter qu’elle reste aussi fragile sous la forme collective que sous la forme individuelle et qu’elle est soumise aux mêmes accidents. Plus hardis, les pays neufs, quant à eux, n’y vont pas par quatre chemins. « Mangeons tout et tout de suite. Ce sera bien plus agréable ! » Les démagogues du Dakota paieront (pendant combien de temps ?) une rente à tout le monde, sans versements ni capitalisation. Le sénateur Huey Long, dictateur de la Louisiane, qui vient d’être assassiné, avait acquis une popularité immense en promettant à chaque citoyen quinze cents dollars tous les ans plus une maison et la T.S.F., dernière expression du parfait bonheur.

Il ne resterait plus qu’à dire, comme la mère de Napoléon : « Pourvu que cela dure ! »

Le Capital, 17 septembre 1935.

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