Auteurs

Gustave Thibon

« Penseur chrétien, monarchiste et catholique réactionnaire mais aussi ami et éditeur de la philosophe Simone Weil »,  Gustave Thibon était l’un de ces hommes de bien dans lesquels le génie de notre peuple aime à s’incarner.

Attaché à sa terre et au monde paysan, autodidacte de formation, Thibon a trouvé la foi à 23 ans. Il a rencontré peu après Jacques Maritain qui l’initie à la pensée de Saint-Thomas d’Aquin et l’incite à écrire.

Influencé par Pascal et Péguy, mais aussi par Nietzsche et Maurras, Thibon refusait le qualificatif de philosophe : « Si on entend par philosophie une science ou un système qui prétendrait dire la vérité sur tout l’univers alors je ne suis certainement pas philosophe », affirmait-il en 1985, se déclarant « rebelle aux systèmes et aux écoles de pensée ».

Dénonçant le manque d’exigence spirituelle dans la société contemporaine, il écrivait pour libérer les hommes, « englués dans les réalités d’ici bas », du matérialisme moderne.

Au soir de sa vie, il avait obtenu le grand prix de Philosophie de l’Académie française.

Son ouvrage majeur s’intitule Retour au Réel.

Biographie en résumé
Philosophe français, récipiendaire du Grand prix de philosophie de L’Académie française en 2000. Il publiera ses principales oeuvres à partir de 1960: Notre regard qui manque à la lumière, L’ignorance étoilée, Le voile et le masque, L’illusion féconde. Pendant la guerre en 1941 il avait recueilli dans sa ferme Simone Weil. Il fut l’éditeur de  » La pesanteur et la grâce  » de cette jeune philosophe.

Sa rencontre avec Simone Weil aura été l’événement le plus marquant de sa vie. Il la fit connaître au monde en publiant La pesanteur et la grâce.


Vie et oeuvre

Thibon ou la mémoire de l’Occident
Gustave Thibon avait déjà reçu en 1964 le Grand prix de littérature de L’Académie française. En l’an 2000, la même Académie lui décernait son Grand prix de philosophie. Si elle a souvent su prendre ses distances par rapport aux modes et aux goûts du jour, la vénérable institution n’a pas toujours été prophétique dans ses choix. Elle l’aura été à la fin du second millénaire. Elle a reconnu l’homme qui, en France, et osons le dire en Occident, aura le mieux récapitulé ces deux millénaires de christianisme marqués à l’origine par les idées grecques et romaines et à la fin, par l’esprit réducteur de la science moderne.

Une récapitulation est un sommaire. Le mot synthèse conviendrait peut-être mieux, mais il n’y a chez Thibon aucune volonté manifeste d’opérer une synthèse. Il est ce qu’il est et en tant que tel, par son être et par son oeuvre, il résume admirablement les deux millénaires. Paysan à la fois modeste et noble, comme on pouvait encore l’être en Provence au début du XXe siècle, son père cultivait la terre, la poésie et le latin… comme Virgile. On a beaucoup insisté sur le fait que Thibon a été un autodidacte. Il aurait peut-être mieux valu mettre l’accent sur le fait qu’il a, dès son plus jeune âge, reçu ses nourritures intellectuelles de celui-là même qui lui apportait les nourritures matérielles. D’où chez lui un naturel dans la pensée et dans le style qui ferait croire que Platon pensait à lui quand il disait l’importance du naturel philosophe. « À sept ans, dira-t-il un jour, je récitais force poèmes de Leconte de Lisle, Hérédia et bien sûr, Mistral et Aubanel, en provençal. » Au même moment, son père écrivait des vers comme ceux-ci:

Je n’ai plus de regard pour contempler le monde
Tant j’ai cherché mon âme au-delà de mes yeux.

Une jeunesse aventurière, qui l’aura conduit de la misère de Londres à celle de l’Italie, lui aura aussi permis d’apprendre la langue de Shakespeare et celle de Dante, avant de rencontrer, pendant son service militaire en Afrique du Nord, des lecteurs de Nietzsche adeptes de la vie dangereuse. C’est à l’étude des mathématiques, de l’allemand, du latin et du grec ancien qu’il s’adonnera surtout quand, à vingt-trois ans, il reviendra au mas familial pour satisfaire un appétit de connaissance qui prenait désormais le pas sur le goût de l’aventure. Plus tard, il fera la découverte de la langue et de la culture espagnole, de Lorca et de saint Jean de la Croix.

À vingt-cinq ans, l’Européen Thibon était formé. Il n’était pas encore chrétien. Son père l’avait élevé plus près du Dieu de Hugo que de celui de l’église de Saint-Marcel d’Ardèche. C’est en Hegel qu’il trouva son premier guide dans cette recherche de l’absolu qui ne lui laissera pas plus de répit qu’à Mozart sa musique. S’il eut des affinités avec toutes les grandes cultures de l’Europe, il témoigna de tous ses âges par les strates de sa personne. Avec Sénèque et Marc-Aurèle il poursuivait un dialogue intérieur comme avec des voisins. »Vous êtes Français comme on ne l’est plus depuis trois siècles » lui avait dit Simone Weil, soulignant par là l’universalité de sa culture.

Pendant les années d’apprentissage, l’événement qui l’aura le plus marqué, dans sa vie personnelle comme dans sa vision du monde, c’est la guerre de 1914-1918. « Comment pardonner cela à l’humanité? Ce fut la guerre civile dans toute son horreur, la mise à mort d’un monde pour des raisons dont aucune ne tenait debout. Toute cette jeunesse sacrifiée!  » 1 Cette tuerie insensée l’aura confirmé dans son rejet du patriotisme idéologique, revanchard, fanatique, fruit à ses yeux de 1789 et du jacobinisme. Son scepticisme à l’égard de la démocratie a là aussi ses racines. Les cimetières des villages de France lui ont enseigné l’horreur de cette démagogie qui devient la règle dans les démocraties dès qu’elles descendent des hauteurs où les premiers démocrates grecs les avaient placées. Socrate avait tiré les mêmes leçons des guerres injustifiées de sa cité.

Le penseur solitaire de Saint-Marcel devait bientôt être remarqué par Jacques Maritain, qui fut à l’origine de sa conversion au catholicisme, et plus tard par Gabriel Marcel qui le persuada de publier Diagnostics et en écrivit la préface. Après leur grand choix, bien des convertis font preuve d’un zèle excessif, d’une orthodoxie rigide et d’une soumission peu compatible avec la liberté dont un penseur ne doit jamais se départir. Thibon demeura toujours libre, mais en évitant de défier l’Église ; si bien qu’on peut dire de lui qu’il fut orthodoxe sans l’être, comme plusieurs de ceux qui, au cours de l’histoire, ont eu une influence positive sur l’Église. À propos de cette dernière, il dira: « Je ne m’en sépare pas, je m’en éloigne. Pour mieux la voir. J’emprunte, pour la contempler, le regard de l’étranger et de l’ennemi. Incapable d’habiter en son centre comme les saints et las de ramper à sa surface comme les dévots, je prends du recul. Et plus je m’éloigne, plus je sens, au fond de moi-même, l’irrésistible pureté de son attraction. De près, je voyais ses taches: de loin, je ne vois que ses rayons. » 2

En raison de la même liberté, il demeurera enraciné dans son village d’origine, mais pour être plus universel. Il admirera les traditions locales, mais en se tenant très loin de tous les fanatismes préposés à leur défense. « Enracinement. – Les plantes sont rivées à un coin du sol. Problème : comment sauver l’enracinement sans verser dans l’étroitesse et le fanatisme? L’arbre reçoit sa sève du coin de terre où il prend racine. Imiter jusqu’au bout l’arbre qui se nourrit à la fois d’humus et de lumière. Synthèse du particulier dans ce qu’il a de plus borné et de l’universel ignorant les limites du temps et du lieu… » 3

Dans la doctrine de l’Église, il attacha tant d’importance à l’essentiel: l’Incarnation, la mort et l’Amour pour ce qui est de Dieu; l’union intime de l’âme et du corps et encore l’amour pour ce qui est de l’homme, qu’il fut enclin à se rapprocher de ceux qui partageaient ses vues sur cet essentiel sans exiger d’eux qu’ils adhèrent à ce qui lui paraissait accessoire. Ce qui explique pourquoi il aura été plus près de Maurras, 4 excommunié, et de Simone Weil, demeurée extérieure à l’Église, que de Jacques Maritain, gardien de l’orthodoxie. Ce qui explique aussi pourquoi l’intelligence, nourrie de la science moderne et de la psychologie de Nietszche, est à l’aise dans son oeuvre, une fois qu’elle a accepté le caractère ineffable de son mystère central: l’Incarnation. « La fonction la plus haute de la culture – au sens le plus large du mot qui inclut les sciences et les techniques – est de réduire (ne pas confondre avec minimiser) le divin et le sacré à ce noyau infinitésimal – reflet de l’infini dans le fini – qui, par sa transcendance même, échappe aux limites de toute culture.  » 5

À l’intérieur de l’Église, la préférence de Thibon ira aux plus désespérés, à Marie Noël par exemple:

« Quel Verbe, si Dieu soit-il, pourra me rendre
Le mot d’amour que personne ne m’a dit? »

Simone Weil avait écrit peu de temps avant sa mort, en 1943, que le nettoyage intellectuel du catholicisme n’était pas terminé. Sans s’aventurer dans le territoire de la théologie, qui n’était pas le sien, et tout en restant fidèle à lui-même, Thibon , dans ses dernières oeuvres, apporte un témoignage qui semble destiné à exaucer les voeux de Simone Weil. Sans sous-estimer, par exemple, l’importance du merveilleux, il évite de s’appesantir sur ces miracles qui suggèrent l’idée d’un Dieu intervenant pour briser la chaîne des causes secondes qu’il a lui-même instituées en créant le monde. « Toujours ce besoin de révélations, de miracles, de preuves vécues et presque palpables de la foi. – Je ne juge pas, je me détourne d’instinct. Je ne peux plus adorer que la face nocturne et muette de Dieu. Une essence sans impact sur l’existence – sauf peut-être celui de la nuit totale sur le clair-obscur de la Caverne. […] Ma prière n’est pas appel à la lumière, mais consentement à la nuit : je ne peux plus, je ne veux plus y mêler mon lâche, mon impur besoin d’assurance et de consolation. Plutôt me noyer dans un océan sans phare et sans port que de jeter l’ancre sur un Dieu qui me ressemblerait trop. » 6

L’unité du composé humain, aspect de l’incarnation, sera le centre de gravité de son oeuvre. Le dualisme, sous une forme ou une autre, est la tentation permanente de l’esprit humain et le point vers lequel il est emporté à moins qu’un principe supérieur ne le ramène à l’unité; la matière soumise à l’entropie tend vers la division, la dispersion. Ainsi en est-il de la pensée. La vie est néguentropie, elle ramène la matière en dispersion à l’unité concentrée de chaque être vivant. La même vie dans la pensée ramène l’homme à son unité, et au moment de l’histoire où elle fut affirmée le plus clairement: dans la vie du Christ, dans l’oeuvre de saint Thomas au Moyen Âge, dans celle d’Aristote auparavant. Grand vivant, Thibon aura toujours eu le souci de tout ramener à l’unité. Mais attention! Rien n’est plus contraire à l’unité qu’une volonté trop ferme et trop claire de la faire.  » Dans une ténébreuse et profonde unité » Thibon commente ainsi ce vers de Baudelaire: « L’utopie, c’est de vouloir réaliser l’unité hors de cette ténèbre et de cette profondeur, c’est-à-dire dans la clarté et en surface. Au niveau de la chair et des passions chez les amants, ou de la révolution sociale chez les politiques, etc. » 7

Pourtant, les deux pensées qui l’ont le plus marqué, celle de Klages, dans la première partie de sa vie, et celle de Simone Weil dans la seconde, sont l’une et l’autre fortement empreintes de dualisme. « Le dualisme de Klages, confiera-t-il à Philippe Barthelet, a toujours été ma grande tentation. Et si je n’y ai jamais complètement cédé c’est en raison de l’impossibilité radicale de tout dualisme: les pères de l’Église l’ont surabondamment démontré, saint Augustin en particulier, en reniant l’hérésie manichéenne. Et saint Thomas après eux: non videntur litigare quae nihil habent commune: les choses qui n’ont rien en commun ne se battent pas entre elles. La lutte suppose en effet une parenté entre les êtres, une même origine, sans quoi ils coexisteraient dans des mondes différents et sans rencontre possible. Corollaire du vieux principe pythagoricien: seul le semblable peut connaître le semblable. » 8

À Simone Weil que Thibon hébergea en 1941, et dont il publia la première oeuvre, La pesanteur et la grâce,de nombreux théologiens reprocheront d’avoir poussé le dualisme d’inspiration platonicienne jusqu’au manichéisme et au catharisme. Même si ce reproche est en grande partie injustifié, car Simone Weil a été plus près du monisme stoïcien et spinoziste que du dualisme manichéen, il faut reconnaître que son ascétisme et l’orientation générale de sa pensée, platonicienne jusqu’à l’hostilité à l’endroit d’Aristote, obligeraient à la ranger dans le camp dualiste, s’il fallait faire un choix.

Le dualisme nietzschéen de Klages était l’inverse du dualisme platonicien de Simone Weil. Dans le premier cas, l’Esprit est la réalité acosmique qui, sous la forme successive de la morale chrétienne et de la mentalité technicienne, s’attaque à la vie; dans le second, l’Esprit est la vie elle-même mais une vie menacée dans sa pureté par son lien avec la matière. Il est étonnant qu’un même homme ait pu être séduit comme Thibon l’a été par la pensée de Klages pour ensuite admirer celle de Simone Weil. Un tel écart dans les adhésions successives est le fait, soit d’un être inconsistant, soit d’une nature exceptionnellement riche et douée d’un sens de l’unité proportionnelle à la variété de ses orientations.

Dans le cas de Thibon, c’est évidemment la richesse de la nature qui est l’explication. Et l’altitude de l’esprit. Quand il commente l’oeuvre de Klages, comme il l’a fait de façon pénétrante dans son premier livre, La science du caractère,ou quand il commente Simone Weil dans ses dernières oeuvres, Thibon se présente toujours comme le disciple. Il est dans le rôle de Platon, plutôt que dans celui de Socrate. Et ce n’est pas une attitude de sa part. Sa capacité d’admirer est telle qu’elle ne laisse aucune place, même dans la critique, au sentiment d’égalité, encore moins au sentiment de supériorité. Il n’empêche que lorsqu’on invite Thibon à faire la part des choses dans le vaste univers de sa pensée et de sa mémoire, c’est l’altitude et le regard de l’aigle que l’on découvre, même à l’endroit de ceux qu’il a le plus humblement admirés. Il n’adresse de reproche à personne, altitude oblige, mais il constate que Klages a poussé trop loin son dualisme et que Simone Weil a été excessive dans son rejet total de Nietzsche et de Hugo comme dans sa sévérité pour les Romains.

Voilà l’homme qui a bien mérité le Grand prix de philosophie de l’an 2000. L’oeuvre de Ludwig Klages et celle de Simone Weil sont elles-mêmes la récapitulation de deux grandes traditions à l’intérieur de la pensée occidentale. De la première, Thibon aura retenu l’acuité et la finesse de l’analyse psychologique, grâce à laquelle d’ailleurs, avec une parfaite assurance, il reconnaîtra l’authenticité chez une Simone Weil en qui bien d’autres ont vu d’abord une personnalité névrotique. De la seconde tradition, Thibon aura retenu une pureté et un dépouillement de la forme qui, dans ses dernières oeuvres, tempérera une exubérance vitale encore excessive dans Vous serez comme des Dieux,l’oeuvre du mi-temps de sa vie.

Si l’amour fut son sujet préféré, si l’unité fut son principe directeur, c’est la mémoire qui est chez lui le premier lieu de cette surabondance, caractéristique du génie. Chez Descartes, c’est la capacité d’analyse qui a existé en surabondance; chez saint Thomas, c’est l’esprit de système et la concentration qu’un tel esprit suppose. C’est de mémoire que déborde Thibon. Et comme c’est la vie, conseillée par la mémoire, qui place le bon mot sous la plume au bon moment, Thibon, qui a été un grand vivant, est aussi un grand écrivain, ce que l’Académie française a reconnu en 1964.

Plus souvent que chez la plupart des auteurs, aussi souvent peut-être que chez Montaigne, avec lequel il partage l’habitude, décriée par les érudits, de citer de mémoire, c’est le mot d’un autre qui surgit sous la plume de Thibon. « Il y a des êtres qui ont trop de mémoire pour avoir du génie ». Le plaisir qu’il prenait à citer ce mot de Nietzsche donne la pleine mesure de sa distance par rapport à son oeuvre.

Thibon connaissait des milliers de vers dans chacune des langues qu’il maîtrisait, à l’exception peut-être de l’anglais, langue qui a été trop associée à des moments difficiles de sa vie pour qu’il ait eu plaisir à la cultiver ensuite. Dans les autres langues, il était intarissable. À Florence, on peut lire des passages de la Divine Comédieaux endroits précis évoqués par le poète. Thibon aurait été le parfait guide touristique dans cette ville, car il pouvait réciter la suite des vers affichés. L’un des principaux biographes de Victor Hugo, Alain Decaux, a dit de Thibon qu’il était celui qui connaissait le mieux l’oeuvre de Hugo. Quiconque a tenté de prendre la mémoire de Thibon en défaut à ce sujet donnera raison sans hésiter à Alain Decaux. S’il y a un paradis pour les poètes, il consistera pour l’auteur de La légende des siècles,à demander à Gustave Thibon, qui fut le voisin et l’ami de son arrière petit-fils, le peintre Jean Hugo, de lui réciter son oeuvre poétique.

Il existe des mémoires torrentielles qui retiennent les scories et les perles indistinctement. La mémoire de Thibon était au contraire extrêmement sélective. On était à ce point frappé par l’originalité des pensées et des vers dont ses propos étaient émaillés qu’on en venait à la conclusion que les souvenirs chez lui étaient les prolongements de profonds éblouissements, « Vous avez le génie du génie », lui a dit un jour une amie.

« Ce n’est pas un grand philosophe, s’est exclamé un voisin que j’avais invité à une conférence de Thibon: j’ai compris tout ce qu’il disait. » Là où tant d’auteurs troublent leurs eaux pour les faire paraître profondes, Thibon laisse reposer les siennes pour en dissimuler la profondeur aux importuns, la réservant aux bonnes natures qui, dans les choses de l’esprit, cherchent une nourriture pour leur âme plutôt qu’un excitant pour leur intellect.

On lit Thibon pour en vivre et parce qu’on l’aime tout en se sentant aimé de lui, ou on se détourne de lui avec indifférence ou mépris. En dépit des silences officiels qu’on a fait peser sur son oeuvre, il a toujours eu un large public fidèle; à l’exception du monde universitaire qui ne l’a pas reconnu, sauf en de rares circonstances, comme lors du second millénaire de la mort de Sénèque, à Cordoue en 1965.

« La perte de l’âme est indolore. » « Il faut transformer l’échec en épreuve » . Les pensées de cet ordre, de l’ordre de celles qui ont fait la gloire de Marc-Aurèle et de Pascal, sont l’une des marques de Thibon. Par d’autres pensées, il s’apparente à Nietzsche: « Toute ascension se nourrit d’une douleur dépassée, monter, c’est surmonter. » Comment peut-il rester lui-même après avoir eu un rapport si intime avec des génies si différents? Et pourtant il reste lui-même tant son identité est forte jusque dans sa façon inimitable de souligner un passage dans un livre. Quand il a aborde ses sujets de prédilection, l’amour et « la pitié pour le Dieu souffrant et voilé » et quand dans ces sujets il atteint un sommet où nul auteur du passé ne peut l’égaler, il devient évident que sa prodigieuse mémoire l’avait préparé à voler mieux que quiconque de ses propres ailes. Le don de reconnaître le génie des autres est aussi le meilleur moyen de libérer le sien dans ce qu’il a de plus pur. « Tout ce qui n’est pas de l’éternité retrouvée est du temps perdu. » Et ailleurs: « les contacts avec le divin sont comme des trouées de l’éternel dans la durée. Éphémères comme les sauts d’un poisson hors de l’eau, son élément, mais laissant à jamais dans l’âme la nostalgie d’un monde irrespirable à force de pureté. » 9

Thibon a surtout écrit des aphorismes. Ce genre qui semble facile, combiné avec un style lui-même dénué de tout artifice savant, aura contribué à éloigner de lui quelques lecteurs sérieux qui ont peine à distinguer les belles formules inspirées des jeux de mots plus ou moins mécaniques. Mais s’ils veulent bien poursuivre leur incursion dans l’oeuvre de Thibon, ils découvriront que ses aphorismes ne sont pas des atomes libres mais des cellules appartenant à un organisme dont l’unité est manifeste. Dans les aphorismes psychologiques, ils retrouveront le Thibon admirateur de Klages, dans les propos sur les invariants, ils retrouveront le disciple de Platon. Ce mot de Hugo sur la poésie, souvent cité par Thibon lui-même, s’applique parfaitement bien à son oeuvre. »Comme la mer, la poésie dit chaque jour tout ce qu’elle a à dire, puis elle recommence avec cette variété inépuisable qui n’appartient qu’à l’unité. » .

Vous rêviez d’une somme philosophique et poétique des deux derniers millénaires, voire des trois derniers. Elle existe grâce à la mémoire d’un homme. L’oeuvre de Gustave Thibon est une merveilleuse et inimitable anthologie de tout ce qui a pu être dit en Occident sur les choses qui importent le plus aux mortels assoiffés d’immortalité: l’amour, la souffrance, la mort, Dieu, la beauté, la sagesse, la cité, le sens de la vie, le progrès. Et Thibon n’est pas un collectionneur de citations, c’est un semeur de formules inspirées. Sa somme n’est pas une addition mais un microcosme où les pensées du maître occupent leur juste place à côté de celles de ses nombreux maîtres, elles-mêmes subtilement hiérarchisées.

L’oeuvre de Thibon est la soeur jumelle et le complément de celle de Simone Weil, laquelle fait une plus large place à l’Orient. Réunies, ces deux oeuvres constituent une somme complète dont on peut prédire qu’elle vivra ou sera oubliée selon que l’homme choisira de rester homme ou de devenir cyborg,

(1) Philippe Barthelet, Entretiens avec Gustave Thibon, La Place Royale, p. 36
(2) L’ignorance étoilée, p. 1.
(3) L’illusion féconde, p. 33.
(4) Chez Maurras c’est le poète mystique qu’il aima surtout:

J’ai renversé la manoeuvre du monde,
Et l’ai soumise à la loi de mon coeur.

(5) Le voile et le masque, p. 125
(6) Le voile et le masque, p. 12
(7) Le voile et le masque, p. 197
(8) Philippe Barthelet, ibidem
(9) L’illusion féconde, p. 117

Oeuvres de Gustave Thibon
Chateaubriand, Monaco, Éditions du Rocher 1948.
La crise moderne de l’amour, Paris, Éditions Universitaires 1953.
Ce que Dieu a uni, Paris, Fayard 1967.
Diagnostics, Paris, Librairie de Médicis 1953.
Poèmes – L’Édition universelle, Bruxelles, 1940.
Destin de l’homme, Paris, Desclée de Brouwer 1941.
L’Échelle de Jacob, Lyon, Lardanchet 1942.
L’ignorance étoilée, Paris, Fayard 1974.
Nietzsche ou le déclin de l’esprit, Paris, Fayard 1975.
Notre regard qui manque à la lumière, Paris, Fayard 1975.
Offrande du soir, Lyon, Lardanchet 1946.
Retour au réel, Lyon, Lardanchet 1946.
Le Pain de chaque jour, Monaco, Éditions du Rocher 1945.
Paysages du Vivarais, Paris, Plon 1949.
La science du caractère, Paris, Desclée de Brouwer 1934.
Vous serez comme des dieux, Paris, Fayard 1959.
Entretiens avec G. Thibon, par Philippe Barthelet, Paris, La Place royale, 1988.
Le voile et le masque, Paris, Fayard, 1985.
L’illusions féconde, Paris, Fayard, 1995.
L’équilibre et l’harmonie, Paris, Fayard, 1976.
Au soir de ma vie, mémoires, Paris, Plon 1993.
Documentation
Chabanis, Christian. Gustave Thibon: Témoin de la lumière. Paris, Beauchesne, 1967.

Gustave Thibon. Introduction et choix de textes par l’abbé Benoît Lemaire. Montréal, Fides, 2004, Collection « L’expérience de Dieu ».

Lemaire, Benoît. L’espérance sans illusions. L’espérance chrétienne dans la perspective de Gustave Thibon. Montréal, Éd. Paulines. 1980.

Massis, Henri. Au long d’une vie. Le message de Gustave Thibon. Paris, Plon, 1967.

Gustave Thibon, « dans l’ordre social, l’équilibre ne suffit jamais à produire l’harmonie. Mais en revanche, l’harmonie suffit toujours à établir l’équilibre, car alors les individus et les groupes, au lieu de s’affronter dans un individualisme stérile, conjuguent leurs forces dans la recherche et au service du bien commun ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.