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[Texte de référence] Le Roi et les Provinces

Charles Maurras et Léon Daudet au défilé à Sainte Jeanne d'Arc
Charles Maurras et Léon Daudet au défilé à Sainte Jeanne d’Arc

Le 18 août 1900, de Marienbad, Monseigneur le Duc d’Orléans adressait à un royaliste français l’inoubliable lettre sur la Décentralisation  : « La décentralisation, c’est l’économie, c’est la liberté, c’est le meilleur contre-poids comme la plus solide défense de l’autorité… » Vous savez la page par cœur. Permettez-moi de vous en redire les derniers mots : « J’y donnerai ma première pensée. La question sera mise sur le champ à l’étude avec la ferme volonté non seulement d’aboutir, mais d’aboutir rapidement. — Je tiens à ce qu’on le sache. »

Seulement ces promesses semblaient n’être, vous le voyez, que pour le lendemain de la Restauration. Elles paraissent ne pouvoir absolument s’appliquer qu’après la prise de possession du pouvoir. Et, dès lors, on pouvait élever d’autres objections.

C’est que la République nous a donné de nouvelles habitudes d’esprit. Jadis l’opinion publique flétrissait les chefs et les princes qui s’oubliaient. Le régime démocratique a fait de l’infidélité politique une sorte de règle dont personne n’a plus le cœur de s’étonner. Ce régime de l’irresponsabilité a déteint sur les hommes qui le composent et sur le public qui le souffre. Le manque de parole a désormais force de loi. Il suffit d’ouvrir le recueil des professions de foi électorales. Les candidats promettent tout ce qu’on veut et ensuite n’y pensent plus. Et les électeurs n’y pensent guère davantage ; il semble presque convenu de part et d’autre que personne ne prend au sérieux les conventions de cette basse littérature.

On en est venu à trouver presque naturel que, dès son origine première, dès la première Révolution, le parti républicain ait acclamé la décentralisation, l’autonomie des pouvoirs locaux, sans jamais en tenter l’application effective. Le droit fut bien inscrit dans une Constitution, mais il fut convenu que l’exercice de ce droit serait suspendu « jusqu’à la paix ». La paix se fit, mais la décentralisation ne se fit jamais. Depuis cent trente-cinq ans, on a vu croître et embellir l’oppression de toutes les libres organisations sociales par le jeu naturel du despotisme administratif fondé sur la démocratie. De temps à autre, quelque républicain, quelque groupe républicain élève le cri : «  La République sera décentralisée ou elle ne sera pas. » Mais ce n’est pas une opinion originale, Proudhon avait déjà crié : « Qui dit République et ne dit pas Fédération, ne dit rien ». Et nous continuons d’avoir la République sans avoir la Fédération. À la vérité, ce que nous avons est tombé au-dessous de rien.

N’en accusons pas les républicains. Si quelques-uns, si beaucoup d’entre eux promettaient en purs charlatans, il en était aussi qui désiraient de bonne foi simplifier les rouages administratifs ou libérer les pouvoirs locaux. Clemenceau, par exemple, ou Brisson, ont parfaitement pu concevoir dans leur opposition quelque goût sincère pour certains programmes décentralisateurs. Au Gouvernement, c’est un fait, ils sont devenus centralisateurs féroces. Cela est vrai de tous : radicaux, modérés, opportunistes, progressistes, socialistes ou libéraux. Osons le dire, pour tenir une promesse, il ne suffit pas de le vouloir. Il faut pouvoir. Et chacun de ces messieurs, une fois installé au ministère de l’Intérieur, a pu toucher du doigt qu’il ne pouvait pas décentraliser s’il tenait à vivre et même, s’il voulait ne pas tuer sa propre autorité, qu’il lui fallait centraliser à tour de bras.

Dans la lettre que je viens de vous rappeler, Monseigneur le Duc d’Orléans leur disait pourquoi : « Aucun pouvoir faible ne saurait décentraliser ». La faiblesse républicaine tenant à ce que le pouvoir y repose sur l’élection, la nécessité de tenir les électeurs pour « faire » l’élection oblige à renforcer les rouages administratifs interposés entre ces électeurs et leurs maîtres élus. C’est le b-a ba de l’Action française. Pour qui a bien compris cette vérité, un projet de décentralisation démocratique apparaît nécessairement comme la plus inconsistante des utopies ou la plus amère des dérisions.

Quand on a une fois montré aux républicains cette impuissance inévitable, ceux qui ne peuvent le comprendre sont certainement de l’espèce des nigauds, et ceux qui passent outre après l’avoir compris sont probablement de la variété des fripons.

Il est vrai que la France , l’activité française, l’immortelle force française étouffe de plus en plus dans le réseau des Constituants, des Conventionnels, du premier Consul. Un mouvement d’esprit, très vif, très profond et très général, s’est donc fait jour en faveur de la décentralisation. Et, dès lors, la friponnerie ou la nigauderie des industriels de la politique se sont coalisées pour essayer de faire croire, par des artifices divers, à leurs intentions, à leurs projets, à leurs plans réfléchis d’une décentralisation plus ou moins prochaine. Ces plans et ces projets, précédés de leurs exposés de motifs, nous les avons bien vus et lus. Ce sont de très pauvres démarquages, ce sont des plagiats très vulgaires d’une antique et traditionnelle pensée royaliste qui remonte à Louis XVI qui fit plus que de la rêver. Comme disait si fièrement le comte de Chambord, « la décentralisation est une de nos doctrines ». Un Clemenceau, un Briand, un Ribot ont pu se figurer qu’ils n’avaient qu’à étendre la main pour s’approprier les idées de nos rois, mais les idées ne se volent pas comme un simple milliard des Congrégations, et les jeunes gens qui venaient parfois se plaindre à nous que tel ou tel groupe, tel ou tel ministre républicain nous eût « pris notre programme » doivent se souvenir de la tranquillité de notre réponse :

— Qu’ils le prennent ! leur disions-nous.

Malheureusement pour la France , ils ne pouvaient rien nous prendre, ils ne nous ont rien pris. Une réforme politique ne se fait pas dans le pur éther de l’indéterminé.

Elle a ses conditions. Le Roi de France est placé par la nature de son pouvoir dans les conditions qui lui permettent d’accorder, sans dommage pour lui, bien des libertés nécessaires. Le chef d’État républicain, ou le parti qui fait ce chef, est un chef-esclave, placé dans des conditions telles que la tyrannie centraliste est l’outil nécessaire de son autorité. Il est conduit par tout ce qu’il a de forces agissantes, par tous ses intérêts vivants et conscients, à s’attacher les citoyens en qualité de fonctionnaires ou de sportulaires et à absorber toute la société dans l’État.

Ces humiliantes nécessités doivent créer des habitudes d’esprit. Ces habitudes-là, vous les connaissez : un petit esprit césarien, un désir de tracasserie et de vexation tatillonne, né de l’ombrageux sentiment de ce qu’un pouvoir ainsi possédé renferme d’instable, de caduc et de misérable. De là, des mœurs étroites, mesquines, sans générosité, sans franchise. Mais, inversement, un état d’esprit tout contraire tel que celui de l’auguste fils du Comte de Paris, légitime héritier du Comte de Chambord, suggère une largeur de vues, une généralité de pensées qui le dispose à simplifier et à assouplir les divers éléments des services soumis à l’autorité morale de son antique Droit et de son exil transitoire. Un tel prince aimera l’honnête liberté de ses serviteurs. Il pourra donc leur dire, comme Monseigneur le Duc d’Orléans dans la belle lettre que je rappelle : « Je ne me prononcerai pas sur le détail. Un Prince qui aurait la prétention de le régler d’avance sera peu de chose. Un Prince qui ne se déclarerait pas sur les principes ne serait rien. » Expression très pure d’un caractère pleinement, profondément, instinctivement décentralisateur.

Eh bien ! dans ces conditions intellectuelles et morales, il devait arriver que, du fond de l’exil, ce Prince, pénétré des principes essentiels de la politique, saisît volontiers toute occasion de traduire une telle pensée par des actes concrets. Il y a déjà bien des années, la division régionale fut essayée par Monseigneur le Duc d’Orléans, autour de Bordeaux, de Toulouse, de Lyon et dans les provinces de l’Est. Les succès variés de ces épreuves partielles ont étendu peu à peu le système. La division générale qui a suivi n’a pas été une simple anticipation de l’avenir. Cet acte a ses racines dans le passé. Il en continue d’autres. Il se classe à la suite d’actes antérieurs. Consécutivement à chaque promesse, l’exécution régulière en est poursuivie. Tandis qu’un Gouvernement établi, mais établi sur des bases aussi fausses que fragiles, démontre chaque jour sa parfaite impuissance et sa déloyauté méthodique, un Gouvernement qui demeure à construire prolonge sans faiblir sa pensée maîtresse par des actes qui en dégagent une par une toutes les conséquences de bonne foi et de bon sens.

Monseigneur le Duc d’Orléans n’a pas eu besoin de régner pour donner aux républicains l’énergique leçon de politique expérimentale dans laquelle il a fortifié son autorité en développant la fonction de ses Délégués et en étendant les franchises de ses fidèles.

Voilà des résultats, ils sont effectifs. Ils permettent d’en concevoir et même d’en prévoir bien d’autres. Monseigneur le Duc d’Orléans disait en 1900 que la décentralisation comporte « un problème d’organisation géographique ». Le problème n’a été qu’effleuré par l’institution de cadres nouveaux. Les assemblages de provinces que forme chacune des dix délégations régionales « tendent à se rapprocher » des délimitations traditionnelles et rationnelles, sans pouvoir encore se confondre avec elles. Mais il est satisfaisant pour la pensée, il est émouvant pour les éléments profonds de notre cœur français, de constater que les grandes lignes de la réédification nationale sortent déjà de terre et dessinent le monument.

Cette émotion est pleine d’encouragement et d’espérance. Marcel Sembat, socialiste, a écrit que, fatalement, si les choses restaient ce qu’elles étaient, l’idée royaliste remplacerait l’absence d’idée républicaine. Les choses ne sont pas restées ce qu’elles étaient. Les choses ont fait comme les idées. Elles se sont transformées de plus en plus, mais dans notre sens.


[1] La Revue Fédéraliste , 1928, n° 100, Guirlande à la Maison de France, préface de Georges Bernanos.

[2] Terme anglais désignant l’autonomie revendiquée par les Irlandais entre 1870 et 1914. (n.d.é.)

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