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Texte de la semaine : Préface au Manuel du royaliste de Firmin Bacconnier

Charles Maurras
Charles Maurras

— Quand nous donnera-t-on l’abrégé de ce qui se dit et s’écrit sur la royauté nationale ? À côté des gros livres et des fortes brochures, il y a place pour un petit Manuel. Il nous faut ce Manuel pour la propagande. Pourquoi tarde-t-on à nous le donner ?

Ainsi parlent beaucoup de nos amis, et même quelques-uns de ces indifférents que nos doctrines intéressent. Depuis le commencement de l’été dernier, j’avais réponse à leur demande : Firmin Bacconnier m’avait prévenu qu’il mettait la dernière main à ce travail si nécessaire.

Firmin Bacconnier est un orateur et un écrivain bien connu des royalistes parisiens. Son groupe de l’Avant Garde, qu’il a fondé et qu’il préside, a provoqué dans le quartier Notre-Dame des centres importants d’action et d’étude. Ce jeune homme au front découvert, à la barbe d’un châtain blond et dont les yeux indiquent l’obstination d’une volonté âpre et nette, donne tous ses loisirs à la cause de la royauté et de la nation.

Je le rencontrai pour la première fois, voici quelques années, dans les bureaux de la Gazette de France. Son premier mot fut pour me dire l’admiration que lui inspirait la Théorie du pouvoir 1 ; ses journées étant occupées, il passait la soirée à lire Bonald. Le choix d’un pareil maître jugeait, ce semble, ce disciple ; je ne pus retenir un mouvement d’amitié intellectuelle et, depuis, je n’ai jamais revu Firmin Bacconnier sans plaisir.

Assurément, au cours de nos conversations, sa grande expérience des assemblées populaires m’a fourni plus d’un renseignement utile. D’après la contexture de ce petit livre, nullement systématique mais méthodique et qui ressemble à un dialogue de philosophie familière plutôt qu’à un traité en forme, on verra quel profit nous aurions tous à consulter Firmin Bacconnier sur la meilleure manière d’aller au peuple. Certes, cela est très précieux ; sur ce grand point, nous lui devons beaucoup.

Mais, pour ma part, j’éprouve une satisfaction plus intime encore à songer en l’apercevant :

— Voici un esprit passionné, une âme claire et forte, en qui la tradition bonaldienne revit.

Bonald est, en effet, une des sources les plus hautes de cette Enquête sur la Monarchie, qu’on a accusée, bien à tort, d’originalité comme de nouveauté. L’Enquête n’a fait qu’adapter aux nécessités du moment une doctrine aussi ancienne que la France et que la civilisation. Bonald nous en avait donné des formules qui sont peut-être les plus fortes qu’on eût présentées depuis Bossuet. Il suffisait donc de traduire dans la langue moderne ces deux maîtres, auxquels je ne peux m’empêcher d’associer Auguste Comte (à mon sens, le plus grand des trois), en utilisant les études accumulées par leurs successeurs et par leurs devanciers. La politique est une science comme les autres ; elle avance comme elles, assez lentement et sur un plan fondamental qui ne change guère ; on ne révise pas la théorie de l’addition en arithmétique, ni, en physique, le principe d’Archimède.

C’est à des vertus primitives que Bacconnier fait appel dans le Manuel qu’on va lire. Par le nombre des faits qu’elles enveloppent, par la variété infinie de leurs applications, par l’heureuse influence qu’elles exercent, ces vérités ont quelque chose de sublime. Mais l’expression que Bacconnier en a découverte est simple. Les voilà mises à la portée de tous, grâce à notre ami. Grâce à lui, la propagande royaliste se trouve désormais munie d’un organe nouveau.

Jamais propagande n’avait été plus nécessaire. La République meurt. Elle meurt d’elle-même. Car son principe est aussi son vice central. Le duc de Luynes l’a fortement établi dans son dernier discours à Lyon.

Parce qu’elle est une religion, la religion de l’anarchie, il faut bien que la République persécute les autres cultes, et, parce qu’elle est un parti, qu’elle moleste toutes les associations, toutes les collectivités, tous les groupes qui essayent de se soustraire à la tyrannie de sa bande. Étant le pillage organisé du Trésor public au profit de la clientèle de ce parti, elle ne peut que ruiner la fortune française. Étant l’internationale, elle ne peut que conspirer avec les juifs contre la nation. Faisant de l’indiscipline un devoir, de l’élection un dogme, elle énerve l’armée et finalement la détruit ; il ne peut y avoir d’armée sans discipline, et nos chefs militaires ne sauraient être élus.

Parce qu’une République fidèle à son principe ne peut avoir ni armée forte, ni saines finances, ni équité vraie, ni ordre constant, nulle République sincère ne remplit les fonctions inhérentes aux gouvernements. Un instant, notre République avait essayé de se soustraire à ses principes. Elle avait voulu être patriote, économe, respectueuse de la religion, de l’armée ; elle visait même ce but inaccessible au gouvernement des partis : un peu de justice. Inutiles velléités ! Depuis vingt-cinq ans 2, la République est ce qu’elle doit être : République républicaine, République des républicains. Ils en ont trop fait, comme dit, avec sa concision merveilleuse et limpide, M. Jules Lemaitre. Le clergé, l’armée, la flotte, les finances publient le résultat de la gestion républicaine.

Il est abominable. Partout la République a semé son désordre, son iniquité, son gâchis, ses persécutions, sa terreur. Les partis en se dévorant dévorent le meilleur du vieux patrimoine français. Tandis que les nations étrangères se développent, quelquefois au moyen de capitaux français que l’inquiétude nationale fait émigrer, tout s’arrête et tombe chez nous. Grevée, entamée par l’impôt, menacée par les inepties d’un socialisme en délire, la propriété se demande anxieusement si elle existera demain. Au dedans, trouble des intérêts, trouble des esprits et des cœurs ; au dehors, décroissance quotidienne de la nation ; voilà ce qu’a produit en un quart de siècle la République.

Elle meurt donc. Les républicains ont beau faire les braves, comme les écoliers qui chantent dans la nuit pour se donner du cœur ; ils savent bien que le régime n’en a pas pour longtemps et, tout en jurant qu’il est éternel ou en criant, dans leurs journaux, que l’image des Princes s’estompe dans l’oubli, on les voit se tourner sans cesse de ce côté, comme vers une image vive de l’Avenir.

La personne, l’influence, l’entourage, les idées de notre Prince préoccupent singulièrement les républicains ! Il est vrai que cette politesse leur est rendue. Tant pour distinguer ceux d’entre eux qu’il pourra employer un jour à l’œuvre française que pour prendre les noms des mauvais citoyens, des pillards et des traîtres, Monseigneur le duc d’Orléans ne perd pas de vue les républicains. Il ne leur permet pas d’oublier les menaces et les promesses enfermées dans les seules syllabes de son nom. Celui qui doit venir approche. Ils l’entendent. Ils se renseignent sur le caractère, le goût et le tour d’esprit de leur roi.

Nous ne sommes pas courtisans. Nous ne répondons pas aux questions dont le Prince est l’objet par des adjectifs louangeurs, mais par des faits précis. Nous rappelons comment en 1890 ce fils de France vint réclamer sa place de soldat dans l’armée française. On crut spirituel de le railler en l’appelant Prince Gamelle ; il accepta le sobriquet de très bon cœur. Dès lors, il s’est mêlé à toute inquiétude française, il s’est associé à tout mouvement national. Il a dénoncé le complot contre l’armée aux premières approches de l’affaire Dreyfus. Il a montré le péril juif dans le discours de San Remo et, dans sa lettre au colonel de Parseval, le péril maçonnique. Il n’a jamais perdu une occasion de redire ce que le comte de Chambord et le comte de Paris avaient tant dit : la royauté n’est pas un parti. Monseigneur le duc d’Orléans l’a rappelé dans la réunion d’York-House, en termes neufs et saisissants : tout ce qui est national est nôtre. On peut plagier ces paroles, on ne peut pas les oublier.

En d’autres circonstances, le Chef de la Maison de France a déclaré très nettement à tous les citoyens, propriétaires et prolétaires des villes et des campagnes, que le salut et le progrès seraient dans une politique d’association libre et de large décentralisation. Il a rappelé aux catholiques l’ancienne entente de l’Église et de la Monarchie. À ces croyants persécutés comme aux ouvriers déçus, Monseigneur le duc d’Orléans n’a cessé d’engager par des actes publics sa parole de roi.

Aussi bien, dès janvier 1895, quelques mois à peine après la mort du comte de Paris, un républicain qui est trois fois républicain puisqu’il est dreyfusard et juif, M. Joseph Reinach, après avoir lu une lettre du Prince, ne se retenait pas d’écrire :

— Je dis qu’il y a là quelqu’un… Je prends date pour avertir les républicains.

Avertis, les républicains se sont appliqués à déployer quantité de fables grossières au devant de cette vérité évidente.

Je ne crois pas que l’opinion ait été sérieusement trompée par les mystifications de police. En un temps de communication rapide et de publicité universelle, il est bien difficile de mentir longtemps avec vraisemblance et succès. La fortune malicieuse excelle, d’ailleurs, à détruire les plus savants châteaux de cartes. Elle a d’heureux caprices ; nous avons vu cent fois bonapartistes et républicains combiner leurs efforts pour dénaturer les actes ou les paroles de notre Prince ; mais qui eût pu prévoir qu’un écrivain bonapartiste, dans un journal républicain, se chargerait précisément de rétablir la vérité ? C’est pourtant ce qu’a fait M. Jean de Mitty. Bonapartiste dévoué, collaborateur du Matin, il nous a apporté dans son journal, le 24 septembre 1903, son témoignage loyal, courtois, désintéressé.

Nous avons le droit d’invoquer un témoignage aussi peu suspect.

M. Jean de Mitty a vu Monseigneur le duc d’Orléans à Marienbad, le mois dernier. On me pardonnera de citer ce portrait physique, car il est expressif :

Le prétendant est de haute stature. Il porte la barbe comme Henri IV. Et il a un grand air d’autorité. Son port est noble. Il ferait merveille à cheval, sous les arcs de triomphe, au bruit du canon et des acclamations. Ses traits sont énergiques et parfois même il s’y lit quelque hauteur.

Ce qui frappe surtout chez le duc d’Orléans c’est qu’il a, au plus haut point, je m’excuse de l’expression, la physionomie de l’emploi. C’est extrêmement rare…

L’observation de M. de Mitty est très juste. Cela est si rare, me disait naguère un étranger de distinction, que je ne vois guère en Europe que trois princes portant dans leur personne le signe certain de leur race. Le plus âgé n’est autre que l’empereur allemand ; le cadet est le prince de Bulgarie ; quant au plus jeune, c’est le futur roi de France.

M. de Mitty, qui m’excusera de l’avoir interrompu, conte qu’il a été reçu sans grand scrupule d’étiquette. Dès les premiers mots, le Prince s’est montré souriant et aimable. Il a bien voulu lui parler de ceux qui soutiennent sa cause en France, puis d’un admirable écrivain nationaliste qu’il lui serait agréable de connaître.

J’ai rappelé alors au duc d’Orléans la visite que Prévost-Paradol fit, selon les usages, le lendemain de sa réception à l’Académie française, à l’empereur Napoléon III, dont il était l’adversaire. — Monsieur, dit l’empereur à Prévost-Paradol en lui offrant la main, je suis dans la peine qu’un homme d’autant d’esprit ne soit point de mes amis.

— Et quelle fut la suite de cette entrevue ? demanda le Prince en souriant.

— Monseigneur, je crois que Prévost-Paradol accepta, quelque part en Amérique, un poste de diplomate.

— C’est qu’il aimait peut-être les voyages !…

La conversation se prolonge. Elle montre le Prince tel que nous l’avons vu, dans sa solitude pleine de méditation et d’étude, au milieu de livres, bons conseillers mais consolateurs insuffisants d’un exil cruel.

Il fut ensuite question de Paris, de voyages, de théâtre et même de politique.

— Que faire durant les interminables journées de traversée, sinon travailler ? Je lis beaucoup. C’est ma distraction favorite. Mes livres me suivent partout. Je leur dois des joies qui me consolent un peu d’être loin de mon pays. Ces volumes, ces brochures, ces journaux ne sont-ils pas d’ailleurs la pensée de la France ? C’est quelque chose de sa vie qu’ils m’apportent dans l’exil.

J’avais apporté au Prince, pour lui en faire hommage, un Napoléon inédit de Stendhal, que j’ai découvert à la bibliothèque de Grenoble.

Il prit le volume, me remercia et me parle de M. de Stendhal, et non de Napoléon, comme je l’espérais.

— Si grand que fut le culte de l’auteur pour l’empereur, dis-je au Prince, sa piété ne l’empêche pas d’en parler avec indépendance.

— C’est le droit de l’historien, me répondit-il. Il ne faut pas craindre les jugements équitables. L’opinion d’un adversaire est utile à connaître, à la condition cependant qu’elle soit sincère et ne fausse pas la vérité. Je ne me fâche jamais d’une attaque lorsqu’elle est courtoise et qu’elle vient d’un ennemi politique qui ne peut pas admettre mes idées, mais qui rend justice à mon amour de la France et à mon désir de la servir. Dans mes voyages, j’aime à m’entretenir avec des adversaires. Il y en a qui sont devenus mes amis et auxquels je porte de l’affection. Je tâche à les convaincre. Si je n’y réussis point toujours, je ne les estime pas moins pour cela. Je ne leur demande que de bien aimer notre pays.

Le prince reprit après un moment de silence :

— J’accueille ici, dans l’exil, tous ceux qui me font l’amitié de venir me voir. Je ne veux pas savoir leurs opinions. Partisans ou adversaires, ils m’apportent un peu de joie. Je leur en suis reconnaissant. Vous allez retourner à Paris ; vous verrez quelques-uns de ceux qui m’aiment et qui défendent ma cause, la cause nationale. Dites-leur, je vous prie, que ma pensée est avec eux constamment, que je ne les oublie point et qu’ils peuvent compter sur mon affection…

Ce ne sont pas là simples épanchements d’un cœur généreux. Celui qui nous rapporte cette conversation voit bien comment la pensée, la pensée politique du Prince, se trouve constamment au milieu de nous, inspire nos travaux, suit nos discussions, hâte ou retient l’élan des meilleurs. M. Jean de Mitty écrit :

De l’exil où il est condamné à vivre, le prétendant surveille inlassablement et activement ses partisans. Il règne de loin. Il possède une organisation complète, toute une administration qui le tient au courant, jour par jour, des événements. Tantôt près de la frontière, tantôt en Angleterre, en Autriche ou dans quelque ville d’Italie, il reçoit ses amis, discute avec eux de l’intérêt du parti, les consulte au besoin et les renvoie en France avec des instructions précises.

Les longues heures de l’exil, heures de tristesse et de solitude, les responsabilités graves qu’il a assumées et dont il veut être seul à avoir la charge ont mûri beaucoup, assure-t-on, le prétendant. Des royalistes qui l’ont approché récemment et qui ne l’avaient pas revu depuis l’affaire de Clairvaux assurent qu’il est devenu méconnaissable. Ils disaient de lui, jadis : le jeune Prince. La conscience de représenter un principe (discutable ou non, ce n’en est pas moins un principe), et l’ambition de justifier le dévouement que lui portent ses partisans, le rôle historique, enfin, qu’il aspire à jouer dans les destinées de la France ont donné à sa pensée cette gravité qui convient aux conducteurs des peuples.

Encore une fois, ce n’est pas nous qui parlons. Telle est l’observation sincère, précise, détaillée d’un esprit que tout disposait au respect, nullement à la bienveillance. Ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu, il le répète avec le scrupule d’exactitude qui s’impose à un véritable écrivain.

— Parlez-moi encore de Paris !

Ce sont les derniers mots que M. de Mitty ait transcrits de son entretien avec Monseigneur le duc d’Orléans.

Ainsi les royalistes ont réponse aux deux x, aux deux inconnues du problème français. Ils savent le nom du régime nécessaire à la France. Ils savent le nom de son chef.

Dans le Manuel qu’on va lire, Bacconnier établit quels sont nos Principes, qu’ils sont les vrais et les seuls. En tête de ce Manuel tout doctrinal, j’ai voulu rappeler que ces principes sont incarnés dans un Prince. J’ai voulu dire quel est ce Prince et montrer que ce jeune Prince possède, autant que les meilleurs de sa vieille race, les dons puissants de charme, de sagesse et d’autorité qui font entrevoir un grand règne.

Ah, comme l’écrivit magnifiquement un de nos Maîtres 3 : Qu’il règne cinquante ans, qu’il groupe autour de lui des hommes âpres au travail, fanatiques de leur œuvre, et la France aura encore un siècle de gloire et de prospérité.

Charles Maurras (Via Maurras.net)
  1. Théorie du pouvoir politique et religieux, ouvrage de Louis de Bonald, en 1796. Comme celle-ci, les notes suivantes sont des notes des éditeurs. [Retour]
  2. Maurras fait allusion à la démission de Mac-Mahon, le 30 janvier 1879, qui sonne définitivement le glas d’une République dominée par les conservateurs et préparant une Restauration. [Retour]
  3. Ernest Renan, dans La Réforme intellectuelle et morale de la France, en 1871. [Retour]

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