Le Contrat social de J.-J. Rousseau ou Les Fondements philosophiques de la Démocratie
En politique, disait Le Play, « l’abus incessant d’une dizaine de mots qu’on ne définit pas, plonge nos esprits dans un état honteux d’inertie ». Grâce à ces mots, « le premier venu acquiert le pouvoir de propager l’erreur… et il n’est plus tenu de créer péniblement ces sophismes que J.-J. Rousseau, en présence d’esprits moins abusés, étayait avec art sur des raisonnements faux et des faits controuvés».
Mais depuis quelques années on n’abuse plus si facilement les esprits. Les grands mots dont vit la République ne produisent plus tant d’effet. C’est pour tâcher de leur redonner un peu de lustre que la République s’apprête à fêter avec éclat le bi-centenaire de Rousseau.
Comme antidote à cet essai d’empoisonnement je ne crois pas qu’il y ait rien de plus efficace que de montrer à nu le dieu qu’on prétend nous faire fêter. Je veux dire: que d’exposer les raisonnements à l’aide desquels Rousseau a lancé dans le monde les mots de liberté, égalité, souveraineté du peuple et démocratie. Les sophismes qui appuient ces raisonnements sont si éclatants qu’il n’est presque pas besoin de les faire ressortir; ils sont si grossiers qu’il est impossible qu’une fois aperçus, la raison ne les rejette avec dégoût.
C’est pourquoi, puisque la République nous incite à nous reporter à Rousseau, je prendrai son ouvrage, le Contrat social, où il a cherché à condenser et systématiser ses idées politiques, et simplement je le résumerai avec toute la clarté possible. Cet ouvrage est ardu et souvent obscur. C’est par là qu’il peut se soutenir en présence d’esprits peu attentifs. mais il ne résiste pas à un examen sérieux. Cette œuvre, qui contient les fondements philosophiques de la démocratie, meurt de la moindre lumière qu’on y projette.
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«L’homme est né libre et partout il est dans les fers.» Telle est la maxime qui est posée comme au fronton du Contrat social.
L’homme est né libre. Qu’est-ce que Rousseau entend au juste par là? Il entend que l’individu en droit n’est soumis à l’autorité d’aucun autre individu. Certes Rousseau est bien obligé de convenir qu’en réalité l’enfant qui vient de naître est assujetti par la force des choses tout au moins à ceux qui lui ont donné le jour, et sans lesquels il ne pourrait subsister. Mais c’est là un assujettissement de fait qui n’infirme en rien le droit. Si l’enfant est soumis nécessairement à d’autres êtres humains, ce n’est point parce que le droit à la liberté n’existe pas chez lui. C’est simplement parce que momentanément il n’est pas en état de jouir de ce droit. Le droit à la liberté, le droit à n’avoir aucun supérieur, aucun maître, il doit donc en retrouver l’exercice dès l’âge où il se trouvera en mesure de se passer de ses parents. Je n’exagère pas; voici les paroles mêmes de Rousseau:
« Les enfants ne restent liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l’obéissance qu’ils devaient au père; le père exempt des soins qu’il devait aux enfants, rentrent tous également dans l’indépendance. »
Ainsi, dès la première page du Contrat social, la famille, — laquelle repose sur la protection et l’autorité des parents d’une part, de l’autre sur le respect et la soumission des enfants, dan stout le cours de leur existence, — la famille au nom de la liberté se trouve détruite.
Donc l’homme est né libre; mais, ajoute aussitôt Rousseau, partout il est dans les fers. C’est-à-dire partout nous voyons des hommes soumis à d’autres hommes. Or voilà à quoi Rousseau veut remédier par son Contrat social. Il veut, tout en maintenant le société, rétablir l’homme dans la liberté intégrale à laquelle il a droit.
Mais d’abord, quelle est la raison de ce titre: le Contrat social? Ce titre a sa raison dans un pacte, un « contrat » que Rousseau suppose à l’origine de sociétés. Selon Rousseau, les hommes ont d’abord vécu indépendants les uns des autres (sauf bien entendu la restriction dont nous avons déjà parlé, relative aux enfants dans leur bas âge). Cet état d’indépendance est ce que Rousseau appelle l’état de nature. Comment les hommes ont-ils passé de l’état de nature à l’état de société? Rousseau déclare que cela ne peut être qu’avec le consentement de chacun. L’état de société offre, il est vrai, Rousseau le reconnaît, de grands avantages sur l’état de nature. Mais en fin de compte cet état de société ravit à chacun son indépendance naturelle. Or cela n’est légitime que si chacun a consenti à l’abandon de cette indépendance. C’est ce consentement supposé de tous, c’est ce contrat formé entre tous pour fonder une société, que Rousseau appelle: le Contrat social.
Mais cet individu qui, en s’unissant à d’autres, a nécessairement par là même dû abandonner son indépendance, n’a, selon Rousseau, certainement pas eu l’intention d’aliéner également sa liberté, c’est-à-dire le droit à n’obéir à personne d’autre qu’à lui-même. Rousseau d’ailleurs ne lui permet pas l’abandon d’un tel droit, car ce serait se dégrader, un tel droit formant la principale dignité de l’être humain. Il est donc entendu que ces hommes qui consentent à s’unir pour former une société, réservent pourtant leur liberté. Comment cela peut-il se concilier? C’est un problème que Rousseau pose ainsi: « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » Et Rousseau ajoute: « Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. »
Quelle est cette solution? Elle est fort simple. La société ne sera pas régie par des individus, car ces individus pourraient m’imposer leur volonté, et alors je ne serais plus libre. La société sera régie par des lois, et ces lois c’est le peuple tout entier qui en sera l’auteur. Or il est clair que si je n’obéis qu’à la loi, et si cette loi c’est moi qui l’ai formulée, je n’obéirai qu’à une règle que je me serai moi-même imposée, je n’obéirai donc qu’à moi-même, je serai libre.
Lire la suite de l’article de Léon de Montesquiou