Carnet de France de Jean-Pax Méfret. La grande misère des armées françaises
La loi de programmation militaire, qui prévoit la suppression de 34 000 postes dans les armées, passe mal dans les casernes. Les prises de parole des grands anciens ne suffisent plus à faire baisser la tension. À Orange, la colère gronde.
Né un 30 avril, jour anniversaire de Camerone, le général Raymond Lorho est légionnaire dans l’âme. À 20 ans, en 1945, aspirant à la tête d’un peloton du 1er régiment étranger de cavalerie (Rec), il a perdu sa jambe droite sous le feu de mitrailleuses lourdes sur le pont d’Einzbern, en Allemagne. Cette patte en moins — comme il dit — ne l’a pas empêché de continuer à servir la France pendant près de quarante ans, dont la moitié sous les couleurs vert et rouge, une carrière couronnée par deux ans à Orange comme “patron” du Rec, de 1973 à 1975 et quatre ans à Aubagne, en tant qu’adjoint du commandant de la Légion étrangère.
Le 30 avril 2011, c’est lui qui — honneur ultime — portait le coffret renfermant la main en bois du capitaine Danjou lors de la traditionnelle cérémonie de commémoration du combat de Camerone.
Le général Lorho est devant moi, assis dans un fauteuil roulant, installé dans un modeste studio d’une résidence médicalisée d’Orange où, depuis huit ans, une avenue est baptisée de son nom. L’homme, parfaitement lucide à près de 90 ans, perd le calme des vieilles troupes lorsqu’il évoque le prochain départ du 1er Rec annoncé début octobre par le ministère de la Défense.
« C’est mon coeur qui parle, dit-il d’une voix nouée par l’émotion. Comme plus de 300 anciens légionnaires, j’ai choisi Orange pour y vivre, pour y mourir près de mon régiment. Ma femme est enterrée ici, mes enfants habitent la ville. La Légion est une partie de nous-mêmes », rappelle l’ancien chef de corps du 1er Rec en posant sa main sur l’étendard du régiment qui trône près de lui.
Son regard est nostalgique. Il esquisse un sourire et hoche la tête en soupirant. « Rien ne justifiait cette décision, s’énerve-t-il. D’importants travaux de rénovation ont été menés, il y a quelques années, au quartier Labouche, la caserne du Rec. Qu’est-ce qu’ils vont foutre à Carpiagne, où les bâtiments sont en mauvais état ? Pour remplacer le 4e dragons, dissous neuf ans après avoir été recréé, et l’envoi au garage d’une cinquantaine de chars Leclerc, ils pouvaient y transférer un régiment des Bouches-du-Rhône ou du Gard ! À la surprise générale, ils ont choisi le Rec, installé depuis près d’un demi-siècle à Orange. C’est insensé ! Comment vont faire les sous-officiers d’active pour reloger leur famille, mettre leurs enfants dans les écoles ? Où leurs épouses vont-elles trouver du travail ? La déchirure à venir est terrible, car le départ du “royal étranger” ne concerne pas seulement ceux qui, comme moi, y sont attachés par des liens affectifs. Toute la zone est concernée par la catastrophe économique qui menace. Huit cents personnes actives, dont deux cents avec familles et enfants, qui quittent une ville, ça provoque un sacré vide. Et tout ça, bien sûr, s’est fait sournoisement. »