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[Les Textes de Référence] L’Idée de la Décentralisation en 1898

Charles MaurrasAu début de cette année 1898, Maurras va sur ses 30 ans. Le sujet n’est pas nouveau pour lui, tant s’en faut ; la fameuse Déclaration des Jeunes Félibres fédéralistes date de 1892, et c’est également en 1892 qu’au cours d’un congrès réuni à Angers, les continuateurs de Frédéric Le Play fixent la position des catholiques sociaux sur l’administration territoriale du pays, sur les libertés communales et provinciales, sur la disparition du département ; Maurras, qui à cette époque écrit de temps à autre dans leur revue La Réforme sociale, reprendra ces principes à son compte et les portera, on peut dire quasiment sans changement, jusqu’à sa mort 60 ans plus tard.

Fédéralisme provençal, institutions décentralisées ; un troisième terme s’ajoutera à la synthèse maurrassienne en fin 1894 et 1895, fruit de sa rencontre avec Maurice Barrès à La Cocarde : c’est le fait identitaire, et le dangereux néant que provoque sa négation kantienne, comme l’illustre l’histoire des Déracinés.

L’Idée de la décentralisation est le troisième ouvrage publié en librairie par Maurras, après Jean Moréas en 1891 et Le Chemin de Paradis en 1895. Avec 48 pages, il s’agit plutôt d’une brochure, éditée par la Revue encyclopédique et imprimée par Larousse. Une brochure, donc pas tout à fait un livre, mais plus cependant qu’un article ; c’est en fait doublement un texte de transition.

Transition d’une part entre le jeune Maurras d’avant la trentaine, qui se révèle peu à peu avec des articles « alimentaires » dans lesquels il répond à une demande, comme il en livre par exemple à La Réforme sociale, et le Maurras de la flamboyante décennie qui va suivre, celle des constructions intellectuelles novatrices et de l’affirmation d’un style caractéristique, sa marque personnelle, classique et épuré : la décennie qui verra paraître Anthinea, Les Amants de Venise, l’Enquête sur la Monarchie, L’Avenir de l’Intelligence et le Dilemme de Marc Sangnier. Dans L’Idée de la décentralisation, la première partie marque la fin d’une époque, celle des dossiers documentaires, et la seconde le début de l’époque suivante, celle des synthèses politiques.

Transition d’autre part entre l’engagement intellectuel, volontiers exclusif et excommunicateur, et l’engagement politique, qui s’adapte aux circonstances et aux rapports de force. Maurras ne confond pas fédéralisme et décentralisation ; on lui sent bien l’envie de ne promouvoir que celui-ci et de dénoncer celle-là comme insuffisante ; mais il s’en abstient, et il présente en quelque sorte la décentralisation comme une première étape, un passage nécessaire, vers un authentique fédéralisme.

Il est intéressant par ailleurs d’observer comment Maurras analyse et hiérarchise en 1898 les arguments inverses, ceux des jacobins, ceux des divers courants centralisateurs, et quelles réponses il leur oppose.

Cinq catégories sont ainsi distinguées.

La première est celle des conservateurs qui voient dans la centralisation napoléonienne un excellent moyen de contrôler le pays et l’opinion publique. Maurras fustige ce calcul à courte vue qui fut celui du duc d’Angoulême ; et il reprend les réflexions de son neveu le comte de Chambord, expliquant l’échec de la Restauration par le fait qu’elle n’a été qu’une restauration par en haut, et que, n’ayant pas rendu à la France ses libertés organiques traditionnelles, elle n’a pas su se faire suffisamment aimer du peuple.

La seconde est celle des conservateurs qui se veulent modernes, et qui tout en s’affirmant attachés à la défense des particularismes locaux et régionaux, conviennent que ceux-ci appartiennent au passé et que l’effet normal de l’éducation et du développement économique est de conduire les hommes à s’en détacher progressivement. C’est l’opinion des libéraux de la Revue des Deux Mondes, qui opposent universalisme et enracinement. Maurras au contraire affirme que l’homme ne peut s’approcher de l’universel qu’en restant fidèle à ses racines.

La troisième est celle de nos modernes souverainistes jacobins. Maurras met l’argument dans la bouche d’Émile Faguet, qui est alors la référence incontournable de la critique littéraire : face aux menaces extérieures, ce serait affaiblir la Nation que de décentraliser l’État. Maurras n’a pas de mal à démontrer qu’il est stupide d’opposer unité et diversité, et qu’un État n’est jamais aussi fort que quand il est recentré sur ses missions essentielles et que les provinces ne le perçoivent pas comme un oppresseur.

La quatrième, toujours énoncée par Émile Faguet, est celle du déterminisme technologique et en particulier des effets du développement des transports. Le fait d’aller facilement d’un endroit à un autre conduirait immanquablement à augmenter les échanges et par voie de conséquence l’uniformisation. Pour Maurras, ce n’est pas là une fatalité, mais un risque, et une raison supplémentaire de décentraliser pour s’en prémunir.

Enfin la cinquième série d’arguments est celle véhiculée par la Revue Blanche, expression de l’intelligentsia tolstoïenne et pacifiste, du parti de l’individu libéré contre tous les partis de la société opprimante. Maurras s’en prend à son plus jeune et plus brillant représentant : Léon Blum, dont le discours semble se résumer à « Familles, je vous hais, Provinces, je vous hais, Traditions, je vous hais ! » Car Léon Blum, contrairement aux personnages précédents, a parfaitement compris et fait sienne la signification des Déracinés ; mais c’est pour s’y opposer frontalement, bloc contre bloc, système contre système. La controverse sereine est rendue impossible, surtout pour Maurras, qui vit dans sa chair l’enracinement comme condition, comme substrat indispensable à sa propre liberté, à son propre épanouissement.

Comme on le voit, ces cinq thèses opposées à la décentralisation sont toujours d’actualité !

Source et suite de l’article sur Maurras.net

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